Cambronnea-t-il réellement prononcé son mot? C’est Victor Hugo qui, dans Les Misérables, l’a fait entrer dans la légende, que le mot ait été prononcé ou pas, peu importe. Car il plaît. Et il plaît si bien que, suivant cette loi naturelle où les mêmes causes produisent les mêmes effets, il suscite des émules, suivant les mêmes circonstances.
y r?im j BPù/$*/ *2 I/o C't'V ^ î/l> - j. fc*A Jh t \j o^i -* ~n ^ ï v ? 6-M. Î*N Ml vj j v '* . LE RHIN ET LES PROVINCES RHÉNANES. IMPRIMERIE DE BAILLY, Place Sorbonne, OeA OV p i J u * r '* LE RHIN LES PROVINCES RHENANES; ADOLPHE POIGNANT. PARIS. SAGNIEIÎ ET BRAY, LIBRAIRES-ÉDITEURS, RUE DES SAINTS-PÈRES, G4. 1845 AVANT-PROPOS. Ce livre n’est que le journal d’un voyage fait en 1844 dans la Prusse-Rhénane, sur le Rhin et dans la Suisse. Depuis eette époque, bien des événements ont agité la patrie de Guillaume Tell ; la Suisse aujourd’hui a le triste privilège de fixer l’attention de l’Europe par le spectacle de ses divisions intestines. Le genre d’intérêt qui s’attache à de pareils tableaux manquera à nos souvenirs, recueillis dans un temps où le pays jouissait encore des bienfaits de la paix intérieure. vr Nous n’avons pas été toutefois sans démêler dans l’état des esprits les avant-coureurs d’une rupture que nous étions, il faut l’avouer, loin de croire aussi prochaine. Nous n’avons rapporté que ce que nous avons vu et entendu 5 et si ce respect pour la vérité a nui à l’intérêt de notre narration, en écartant des pages de ce livre les détails que l’imagination de tant de voyageurs ajoute si complaisamment au témoignage de leurs yeux , nous aurons au moins le mérite d’être sincère. Quant à la méthode choisie pour cet ouvrage , elle est simple et facile suivre dans le récit le cours même du voyage, en retracer les incidents, rappeler nos observations, à mesure que l’occasion les a fait naître , telle est la marche que nous avons constamment adoptée. Plusieurs de nos amis nous ont reproché la sévérité de notre jugement sur certains peuples, et la partialité avec laquelle nous avons parlé des Allemands. Nous aimons les Allemands. Leur caractère et leurs habitudes nous plaisent, et nous voudrions VII voir une alliance plus étroite entre les deux nations. Nous croyons fermement cpie leurs intérêts les convient à ce rapprochement. Les Français, et les Allemands, en effet, peuples éminemment agriculteurs , ne sont pas poussés incessamment par cet esprit de convoitise, d’avidité et d’usurpation qui existe à un si haut degré chez les nations essentiellement commerçantes , telles jue l’Angleterre et les Etats-Unis. Il leur est donc facile de s’entendre. Au point de vue politique, les royaumes de l’autre côté du Rhin nous ont paru fatigués de l’espèce de protectorat que la Russie, depuis trente ans, s’est arrogée sur eux. A mesure que l’Allemagne s’éloigne de l’époque des guerres envahissantes de l’Empire , elle semble voir en nous les défenseurs des grands principes de liberté, tandis que le Czar lui apparaît comme une menace pour la civilisation, et pour son indépendance personnelle. Telles ont été nos préoccupations lorsque nous avons eu à nous former une opinion sur le caractère national des Allemands. VIII Nous nous sommes étonnés du petit nombre de Français que nous avons rencontrés dans les provinces Rhénanes et en Suisse. Presque tous les voyageurs étaient Anglais. Cela peut s’interpréter de deux manières ou par l’indifférence des Français pour le plaisir de voyager ; ou par le bien-être qu’ils éprouvent dans leur patrie, et qui leur fait négliger de le chercher ailleurs. Nous adoptons cette dernière supposition. PREMIÈRE PARTIE. VOYAGE DE PARIS A COLOGNE. CHAPITRE I. Départ de Paris pour Bruxelles. — Arrivée à Bruxelles. Vous m’avez fait promettre, Madame, quand nous sommes partis, de tenir un journal de notre voyage. Puisque je ne puis vous accompa- gner, m’avez-vous dit, vous me devez une description si exacte des lieux que vous par- courrez, que je puisse me figurer les avoir vus avec vous. Vous me laissez votre itinéraire; et il me sera facile ainsi, en calculant les jours et les distances , de vous suivre sur la route. » Je me souviens parfaitement de cette promesse et je la remplirai. Je dirai fêtais là ; telle chose ni avilit vous y croirez être vous-même. Seulement j’ai reconnu l’impossibilité d’être fidèle à l’itinéraire que je vous ai laissé. Ainsi, par exemple Nous sommes à Bruxelles depuis deux jours. Je vois d’ici votre étonnement; j’entends vos exclamations à Bruxelles ! mais quelle folie ! Ce n’est pas le chemin de la Suisse. En quittant Paris vous deviez vous diriger en droite ligne sur Strasbourg. Je vous dois l’explication de ce changement de direction. Vous savez qu’avant de partir nous appréhendions surtout, pendant le voyage que nous allions entreprendre, l’extrême chaleur et la poussière. Arrivés à Paris, le 3 juillet 1844, nous fûmes loin d’être rassurés sur les inconvénients que nous avions redoutés. Nous partions pour faire un voyage d’agrément, et le thermomètre 5 était à 26 degrés au-dessus de zéro, et nous avions 120 lieues à faire par la poste. Je ne voyais certes pas là une difficulté insurmontable; mais c’était nous exposer, dès le début du voyage, à des fatigues qu’il était prudent d’éviter. Nous restâmes plusieurs jours à Paris, indécis sur ce que nous devions faire. Enfin nous nous avisâmes de consulter la carte des chemins de fer. Nous vîmes que de Valenciennes à Cologne on avait établi une ligne de chemins de fer ; nous sûmes que, dans cette dernière ville , des bateaux à vapeur s’emparaient des voyageurs, et leur faisaient remonter, doucement et sans fatigue, le Rhin jusqu’à Strasbourg. Ce fut un trait de lumière. Dès lors la difficulté sérieuse de notre voyage se trouvait réduite à de minimes proportions, puisqu’elle se bornait à aller de Paris à Valenciennes dans une nuit ; et une nuit est bientôt passée. Je dois vous dire aussi que nous avions pris le parti de voyager en véritables touristes , sans notre voiture, qui eût été un embarras de chaque jour dans les montagnes, et avec des bagages réduits au strict nécessaire. 6 Nous voilà donc nous dirigeant sur Valenciennes pour aller en Suisse. Je sais qu’il est impossible de montrer plus de dédain que nous ne l’avons fait dans celte circonstance pour la ligne droite; mais rien ne nous pressait. Nous n’avions pas la prétention de tracer un nouvel itinéraire de Paris en Suisse ; et la Belgique méritait bien qu’on fît un détour de deux cents lieues pour lui rendre visite en passant. A Valenciennes nous trouvâmes le chemin de fer, qui nous conduisit à Bruxelles en quatre heures et demie. En arrivant dans cette ville, un Belge, que nous avions pris à Valenciennes, nous dit que, parti la veille de Bruxelles pour Paris , il avait séjourné six heures dans cette dernière ville, et était de retour dans la capitale de la Belgique, le tout en trente-huit heures. Que deviendront les distances, quand les capitales de l’Europe seront reliées l’une à l’autre par des chemins de fer? Nous descendîmes à Bruxelles, rue des Fripiers, à l’hôtel des Etrangers. Bruxelles! rendez- vous des opulences voyageuses et des infortunes que les jeux de bourse exilent de leur patrie ! 7 foyer de contrefaçons de tout ce que la presse publie d’intéressant dans les diverses langues européennes ! C’est peut-être d’après ce système de contrefaçon que les Belges appliquent à toutes choses, qu’en 1830 ils ont fait leur révolution, imitée de la nôtre. CHAPITRE II. Bruxelles, ses Monument*!, ses Promenades. — Entretien sur les Affaires publiques. Je n’avais pas vu Bruxelles depuis dix ans, et je fus étonné des nombreuses améliorations qui s’y étaient opérées en aussi peu de temps. C’est aujourd’hui un second Paris, mais vu dans des proportions moins grandes. Ce sont bien là les rues animées des beaux quartiers de Paris, ses fontaines, ses places publiques, ses boulevards, ses riches magasins, et cette foule de voitures et de piétons qui sillonnent la ville dans tous les sens, et ne s’arrêtent que bien avant dans la nuit. Les habitudes de la vie, la manière d’être, le langage même nous rappelaient également notre belle capitale. A notre hôtel et à la table d’hôte, nous n’entendions parler que français ; le service était fait avec cette propreté et cette vivacité intelligente qu’on ne trouve guère que dans les bons hôtels de Paris. Disons encore, pour compléter le tableau, que sous certains rapports Bruxelles nous paraissait l’emporter sur Paris. Il était plus aéré, ses maisons étaient plus ornées , plus soignées , ses rues mieux nettoyées ; l’intérieur des hôtels nous semblait aussi meublé avec plus de richesse et de bon goût. Quant aux monuments publics, ils ne peuvent soutenir la comparaison avec ceux de Paris. Je crois cependant que nous avons visité les plus remarquables , et vous verrez que la liste n’en est pas très-longue. Je placerai en première ligne l’église Sainte- 10 Gudule. Cette église est bâtie sur une éminence dite Molenherg. Elle a été fondée par Lambert Baudouin, comte de Louvain, vers la fin du dixième siècle. En 12T3, elle fut reconstruite telle qu’elle existe encore, à l’exception d’une tour démolie en 1518, et remplacée par les deux tours qu’on voit à présent. Elle appartient au style gothique; imposante par son aspect, elle domine fièrement la ville, moins peut-être à cause de la hauteur de l’édifice, que grâce à l’éminence sur laquelle il est bâti. Mais pourquoi avoir choisi la colline de Mo- lenberg, dont les abords sont difficiles et escarpés, comme emplacement de la cathédrale de la ville? Voilà ce qu’il m’est impossible de deviner, à moins de penser que dans les temps orageux de la féodalité, on ne pouvait garantir, même les églises, contre la rapacité des gens de guerre, qu’en les plaçant dans des lieux élevés, et par cela même susceptibles de défense. Nous avons remarqué au milieu du chœur un très-beau mausolée en marbre noir, qui renferme les cendres du duc Jean II de Brabant, mort en 1312, de sa femme décédée en 1318, et du duc Philippe de Brabant, mort en 1430. La place du Marché, dont l’Hôtel-de-Ville oc- ï cupe un des côtés, est à mon gré la place la plus remarquable de Bruxelles. Elle est bien loin, sans doute, d’avoir l’éclat et la fraîcheur des places Royale, du Parc et de la Monnaie; mais I elle a un caractère d’antiquité et de moyen âge que je n’ai point trouvé ailleurs. Dès qu’on y est entré on peut se croire transporté au quinzième ji siècle. L’Hôtel-de-Ville, bâti dans le style go- jf thique pur, avec sa façade de vingt-deux croi- sées, occupe toute la longueur du marché ; sa » construction, commencée en 1401 et terminée en 1442, est remarquable par son élégance et sa t légèreté. L’hôtel est surmonté d’une tour qui a trois cent cinquante-quatre pieds d’élévation, et f sur le sommet de laquelle on a placé une statue à de l’archange Saint-Michel, haute de 17 pieds. En face de l’Hôtel-de-Ville est le bâtiment dit Broodhuys, où d’Egmont et de Horn passèrent ï les dernières heures de leur vie, avant de mon- £ ter à l’échafaud, et qui porte également le type t du quinzième siècle. ! Les autres côtés de la place sont occupés par des maisons d’un style très-ancien, et qui étaient î spécialement affectées à certaines corporations, 12 telles que celles des brasseurs, des gens de mer, des drapiers, etc. ; chacune de ces maisons porte des ornements sculptés qui rappellent la corporation à laquelle la maison appartenait ; ainsi, par exemple, la maison qui était affectée à la corporation des gens de mer est encore ornée aujourd’hui d’ancres, de poupes de navires et d’autres attributs de la navigation. J’engage fort le gouvernement belge à maintenir, le plus longtemps qu’il le pourra, ces curieuses constructions qui rattachent le passé au présent. De la place du Marché nous sommes allés au Parc, jardin public très-beau et très-agréable, avec un bois, des pièces d’eau et des arbres magnifiques. Les Bruxellois montrent avec complaisance ceux de ces arbres qui portent encore la trace des boulets que leur envoya le prince Frédéric en 1830. Dans le voisinage de cette belle promenade se trouvent le palais du Roi, celui du prince d’O- range, le palais du ci-devant Sénat de Brabant, où se tiennent les séances des chambres, et une foule de riches hôtels, qui donnent à cette partie de la ville un air de grandeur tout à fait remarquable. 15 Nous n’avons pu pénétrer dans le palais du Roi; mais, à en juger par son extérieur simple et modeste, il nous a paru plutôt la demeure d’un riche particulier que la résidence d’un souverain. En voyant le palais si élégant, si riant, que le prince d’Orange avait fait construire dans la plus agréable position de Bruxelles, et où il avait réuni à grands frais, peu de temps avant \ 830, tout ce qui peut servir aux plaisirs de la vie, je n’ai pu m’empêcher de m’écrier avec Virgile Sic vos non vobis. Nous avons visité avec plaisir dans ce palais une exposition publique d’objets donnés pour les pauvres, et destinés à être vendus à leur profit. Toutes les personnes riches de Bruxelles se font un devoir d’apporter leur tribut à cette bonne oeuvre. Nous avons remarqué plusieurs tableaux de prix, des meubles et jusqu’à des voitures et des harnais d’une grande richesse ; je n’ai vu qu’une seule chose à critiquer, c’est l’inscription du nom du donateur sur chaque objet donné. Ainsi la vanité trouve à se faire jour même dans des actes de bienfaisance. Est-ce là pratiquer ce précepte d’une sublime morale la U main gauche doit ignorer le bien que fait la main droite. Le palais du duc d’Aremberg est la demeure d’un simple particulier ; mais combien de souverains d’Allemagne seraient heureux d’étre aussi somptueusement logés, et de posséder les richesses qu’il renferme! Nulle part je n’ai vu une aussi complète et aussi riche collection de meubles et d’objets curieux du moyen âge. La galerie de tableaux est une des plus riches de l’Europe. Les Wouwermans, les Teniers, les Van Os- tade, etc., ont contribué à la former. Notre intérêt n’a pas été médiocrement excité par la visite d’un hôpital construit depuis quelques années, et qui peut être considéré comme un établissement modèle en ce genre. Il est divisé en plusieurs corps de bâtiments qui sont affectés chacun à un genre de maladie. On sent facilement tout le bien qui doit en résulter pour la salubrité et la prompte guérison des malades. Tous les secours que peuvent fournir la médecine et la chirurgie sont distribués avec tant d’intelligence et de dévouement dans ce magnifique établissement, que beaucoup d’étrangers et de personnes riches de la ville, atteints de ma- 15 ladies dangereuses , s’y font transporter pour suivre un traitement et recevoir des soins qu’ils ne pourraient se procurer chez eux, même à prix d’or. Des chambres particulières leur sont réservées dans l’établissement. Après avoir si bien rempli notre journée, nous passâmes la soirée avec quelques membres de la chambre des Députés et du Sénat. On parla des affaires publiques, des rapports de la Belgique avec la France. J’entendis retentir des plaintes contre la France on l’accusait de multiplier autour d’elle les barrières et les prohibitions , tandis que la Prusse et les petits États de l’Allemagne ouvraient leurs villes aux produits industriels de la Belgique. J’ai évoqué le souvenir d’Anvers c’est déjà loin de la mémoire des Belges; j’ai supposé le cas où ils seraient de nouveau attaqués par les Hollandais. Savez-vous ce qu’on m’a répondu? Bah! les Hollandais! Que feraient-ils devant l’armée Belge? Il me semble cependant, si j’ai bonne mémoire , que la dernière fois que cette invincible armée a paru en rase campagne, en 1830 et 1831, elle faisait assez triste figure devant les troupes néerlandaises commandées par le prince d’Orange, et qu’il était grand 16 temps que le maréchal Gérard arrivât à son secours. J’ai été blessé du ton d’assurance de ces messieurs. Ce qui m’a paru, au reste, parfaitement clair, c’est qu’ils avaient entièrement oublié les obligations qu’ils ont à la France, et que j’aurais eu grandement lien de m’écrier comme Joad Peuple ingrat ! Malgré cette contrariété, le séjour de Bruxelles nous plaît beaucoup. Nous aurons quelque peine à le quitter. CHAPITRE III. Itou te de Bruxelles à Liège. — Idée générale de Liège. — êtes monuments. — Ses environs. Le 14 juillet nous sommes partis pour Liège par le chemin de fer. Les campagnes sont admirables de fertilité, mais le sol est plus accidente que sur la route de Valenciennes Bruxelles , et nous sommes obligés de passer sous plusieurs tunnels. 18 Plus loin, la vue rencontre de riches usines ou de charmantes maisons de campagne. Le chemin de fer, qui ne respecte rien, traverse plusieurs parcs où l’on a dû le laisser se frayer un passage. A quelques lieues de Bruxelles nous recueillîmes , à une des nombreuses stations , deux voyageurs et une dame qui prirent place à côté de nous. C’étaient des personnes de bonne mine, mais d’un certain âge. La connaissance va vite en chemin de fer. J’appris bientôt de l’un de ces voyageurs que la dame était sa femme et que l’autre voyageur était son beau-frère. Mon interlocuteur était doux , bienveillant, communicatif, et notre conversation ne tarit pas un seul instant. Entre autres choses, il me demanda quel âge je donnais à son beau-frère et à lui. Je répondis sans aucune hésitation Vous avez soixante ans et votre beau- frère est âgé de soixante-cinq ans. Il sourit, et m’apprit, à mon grand étonnement, que son beau-frère avait quatre-vingts ans passés, et que lui-même était âgé de soixante-seize ans. L’un et l’autre n’avaient aucune infirmité, étaient grands et forts, et présentaient le plus heureux type de ces bonnes figures flamandes, pleines de douceur, 19 de quiétude, qui indiquent une vie passée à la campagne, dans le manoir paternel, loin des orages et des soucis de la vie. Cependant le plus jeune, en me parlant de ses aventures de chasse, où il avait rossé quelques gardes champêtres, me disait C’est que j’ai les cheveux près de la tête. Son frère, qui nous écoutait en souriant, lui dit d’un ton de bonté paternelle Philippe, vous avez toujours eu une mauvaise tête. Et l’étourdi de soixante-seize ans trouva sans doute le reproche fondé, car il baissa la tête et reçut la mercuriale avec la docilité d’un enfant. Je ne puis vous exprimer tout le charme de cette scène de patriarche. C’était un chapitre de la Bible que j’avais en ce moment sous les yeux. Ils nous quittèrent à Chaud-Fontaine, dans la vallée de la Yesdre, où ils allaient prendre les eaux, beaucoup moins par nécessité que comme partie de plaisir. Après leur départ, je ne pus m’empêcher de faire la comparaison de ces deux robustes santés avec celles que nous usons si vite dans les villes, au milieu du tumulte des plaisirs et des affaires. Je trouvai que la balance n’était pas en faveur des habitants des villes ; mais il 20 faut que chacun de nous accomplisse sa destinée. Bientôt nous nous trouvâmes sur la côte escarpée qui domine la vallée au fond de laquelle on aperçoit la ville de Liège sur les bords de la Meuse, à une profondeur de plusieurs centaines de mètres. Il y avait tout à la fois difficulté et danger à faire descendre les voyageurs à Liège par le chemin de fer, puisque, du point où nous étions jusqu’à Liège, la pente est très-rapide et présente une inclinaison dix fois plus forte qu’on ne l’admet pour les chemins de fer. On y est parvenu néanmoins, et la difficulté a été résolue d’une manière aussi neuve qu’audacieuse. Les wagons se trouvent lancés par leur propre poids sur la pente, et leur vitesse est modérée par une corde en fil de fer. Cette corde est mise en mouvement par plusieurs machines à vapeur, et sert également de remorqueur pour remonter le convoi de Liège au haut de la montagne. Un danger était à prévoir dans le cas où la corde viendrait à casser ; mais alors, par un mécanisme ingénieux, les roues se trouvent enrayées à l’instant même, et le convoi est forcé de s’arrêter. 21 Nous n’eûmes pas occasion de faire l’essai de cette dernière combinais on, car le convoi nous descendit à Liège sans aucun accident. Liège , au premier aspect, ne frappe point par sa magnificence ni sa régularité. C’est un amas assez confus de monuments et de maisons dont un grand nombre se cache entre des jardins agréables. La ville descend jusque sur les bords de la Meuse. Il est facile de voir que les premières constructions ont eu lieu près de cette rivière ; mais à mesure que la population a augmenté, les habitations ont garni les hauteurs qui dominaient la ville; ainsi, aujourd’hui, on pourrait distinguer deux villes dans Liège la ville haute et la ville basse. Dans plusieurs quartiers les rues sont étroites et irrégulières ; mais à Liège, comme dans presque toutes les villes de la Belgique que nous avons traversées, on bâtit à force, on perce des rues , on comble les fossés des villes pour en faire des boulevards, de telle sorte que, si la paix dure encore trente ans, toutes les vieilles constructions auront disparu, et on ne distinguera plus une ville française d’une ville belge , hollandaise ou prussienne. 22 Il y a cependant à Liège plusieurs monuments qui maintiendront encore longtemps le type national , et qui sont dignes de remarque. En premier lieu il faut placer le palais du prince évêque de Liège, qu’un incendie avait détruit en 1 503 et qui a été reconstruit en 1508 par l’évêque Erhard de La Marck. Ce palais sert aujourd’hui de palais de justice. Il a une belle façade sur une des places de la ville. Sa principale entrée est décorée par des colonnes d’un effet majestueux. Elle donne accès dans une grande cour carrée, ressemblant assez à un cloître, autour de laquelle règne une large galerie soutenue par des colonnes d’ordre composite d’une pierre très-dure et presque noire. Ces colonnes sont assez grossièrement taillées, et paraissent d’une si haute antiquité, que tout porte à croire qu’elles existaient déjà dans le palais brûlé en 1503 et qu’elles lui ont survécu. On nous avait fait l’éloge de la cathédrale ou église Saint-Paul. Sans doute cette église est d’un assez beau style gothique, mais ellen’apas répondu à l’idée que je m’en étais formée. Elle est inférieure , selon moi, pour le style et les décorations d’intérieur, à une ancienne église qu’on va rendre 23 au culte l’église Saint-Jacques. Le style d’architecture de cette dernière église, le fini de ses ornements gothiques sont tout à fait remarquables. Je me plais surtout à citer de beaux vitraux peints, et un double escalier en spirale, placé dans le côté droit du chœur, pour conduire aux tribunes supérieures. Cet escalier est un chef- d’œuvre d’élégance et de légèreté, et paraît avoir été fait dans le quinzième siècle. Nous avions si peu de temps à consacrer à Liège, que nous n’avons pu voir aucune de ses nombreuses manufactures. J’ai regretté surtout de n’avoir pas visité les hauts fourneaux et les forges de M. Cokerill à Seraing, ci-devant château de résidence du prince évêque de Liège. Au reste, il est impossible, en arrivant à Liège, de ne pas reconnaître sur-le-champ qu’on est dans une ville manufacturière, car l’air qu’on y respire est imprégné d’une forte odeur de charbon de terre, et les maisons et les rues sont couvertes d’une poussière noire dont l’air même est quelquefois épaissi. L’histoire nous représente les anciens Liégeois comme étant d’un caractère belliqueux, mais fort turbulent. Le commerce les avait enrichis, ce qui 24 ajoutait encore à leur esprit d’indépendance, et ils n’obéissaient que difficilement à leur souverain , le prince évêque de Liège. Aussi, au quinzième siècle surtout, la ville de Liège était troublée par des querelles et des désordres continuels auxquels donnaient presque toujours lieu l’élection des princes évêques et leurs relations avec la ville. Il en résulta pour Liège de grands malheurs, puisque ces désordres excitèrent contre les Liégeois le roi de France Louis XI et Charles-le-Té- méraire, qui emportèrent la ville d’assaut le 30 octobre 1468, et la brûlèrent entièrement. Ce désastre a fourni à Walter Scott un des épisodes les plus intéressants de son célèbre roman Quentin Durward. Les environs de Liège sont charmants. Nous avons pu nous en faire une idée du haut d’une terrasse qui domine la ville et ses environs , et d’où l’on peut suivre pendant plusieurs lieues le cours de la Meuse. C’est de cette terrasse que nous avons aperçu le beau jardin appartenant au comte de Mercy Argenteau, et dans lequel se trouve un pont chinois qui joint deux roches d’une élévation de cinquante mètres. CHAPITRE IV. Route de Liège à Aix-la-Chapelle. — Verïlers. — Rencontre d’un Prussien. — Entretien avec lui. — Sympathie des peuples d’Allemagne pour la France. — Zollverein. — Projet d’alliance. Nous voilà sur le chemin de fer qui conduit de Liège à Aix-la-Chapelle. Nous avons à peine fait une lieue, que déjà je m’étonne , en jetant les yeux sur la route que nous parcourons , qu’on ait osé concevoir le projet d’un chemin de fer dans un pays aussi accidenté. Que rencontrons- 26 nous , en effet? Des montagnes, des vallées profondes ! des rochers, des torrents ! Mais que ne peuvent aujourd’hui l’industrie et le génie de l’homme ? Les montagnes ? on les a percées par des tunnels. Les vallées? on les a comblées par des viaducs, soutenus par de doubles étages d’arcades , présentant quelquefois une hauteur de trente à quarante mètres. Les rochers ? on en a taillé les flancs de granit pour y pratiquer une échancrure destinée au passage du chemin de fer. Rien de plus étonnant, de plus admirable que celte route d’où l’on découvre à chaque instant des sites délicieux. C’est la Suisse en petit, ou plutôt c’est mieux que la Suisse, car cette province de Liège joint à la beauté du paysage les richesses de l’industrie. Et en effet, Madame, pendant que je trace à la hâte quelques notes au crayon, Yerviers nous apparaît dans le fond d’une charmante vallée ; Yerviers, si célèbre par ses manufactures de draps, et qui, pour la finesse du tissu, la solidité des couleurs et la perfection de la main- d’œuvre , lutte sans désavantage contre nos villes d’Elbeuf et de Louviers. Je ne m’attribuerai pas au reste le mérite de Tl ce rapprochement, que je n’ai pas été à même de vérifier on ne s’arrête , en effet, que quelques minutes à Yerviers pour y recevoir et y laisser des voyageurs; mais je venais de l’entendre faire à un grave Prussien placé en face de moi, et je m’étais senti porté à le croire sur parole. Ce Prussien était un homme d’environ soixante- cinq ans , cl’une belle figure , d’une politesse un peu froide, et par cela même peut-être annonçant l’homme bien élevé. A côté de lui était sa femme, dont la physionomie vive et spirituelle et les manières gracieuses nous avaient prévenu sur-le-champ en sa faveur. Elle parlait fort bien français, et la conversation ne tarda pas à s’engager entre nous. Je crus d’abord qu’elle était la fille du Prussien, tant leurs âges me paraissaient disproportionnés. La dame avait à peine trente ans. J’allais m’engager sur ce terrain, mais elle s’aperçut bien vite de mon erreur, avec ce tact particulier aux femmes , et sans embarras, sans affectation, elle me parla de son mari et de ses enfants. Je ne pus retenir un mouvement de surprise. Elle adressa alors, d’un ton plein de douceur et d’affection , quelques mots en allemand à son mari, sur la 28 figure duquel parut un léger sourire, et elle me dit Vous êtes en ce moment étonné que la femme d’un allemand parle français sans aucun accent. Ma réponse sera courte et satisfaisante je suis française et née à Lunéville. Mon mari, dans un voyage qu’il fit en France, me vit et m’épousa. Mais ne croyez pas que j’aie pour cela répudié ma patrie; non, par le cœur je suis toujours française. Et bonne française encore ! s’écria le Prus- sien, en riant. Vous ne vous figurez pas, Mon- sieur, combien de lances j’ai été obligé de rom- pre à Berlin pour Madame, à cause de son amour patriotique. Vous savez qu’à Berlin on n’a pas toujours été juste pour la France. Ne vous hâtez pas d’accuser les Prussiens. Mon âge vous dit assez que j’ai été témoin des revers de mon pays dans ses luttes désastreuses avec la France. En 1814 et en 1815 les Prussiens ont pris leur revanche ; mais ce que vous avez appelé leurs cruautés, leurs exactions, a été bien loin de ce que les Français ont fait en Prusse de 1806 à 1812. lien résulte donc que la vieille génération prussienne , qui a bu le ca- lice jusqu’à la lie , a conservé longtemps contre 29 la France une vive animosité... que j’ai été loin de partager, se hâta-t-il d’ajouter. Concevez- vous quelles durent être les pénibles impres- sions d’une femme pleine de cœur et d’amour patriotique , jetée dans une société où elle n’entendait que des expressions de haine, des déclamations retentissantes contre son cher pays. Elle releva fièrement le gant, et se fit le champion de la patrie absente. Ma position de- venait assez embarrassante. Heureusement mes amis comprirent tout ce qu’il y avait de noble et d’élevé dans ce caractère de jeune femme. Ils respectèrent sa juste susceptibilité, et lui permirent d’être française. à Berlin. Elle trouva d’ailleurs de nombreux amis dans la Colonie. » J’allais lui demander l’explication de ce dernier mot, quand il prévint ma question. Nous avons à Berlin un quartier qui se com- pose presque en entier de descendants de Fran- çais et qu’on appelle la Colonie. Les habitants de ce quartier ont conservé la langue et preste que toutes les habitudes de leur pays. Leurs pères sont arrivés en Prusse par suite de la ré- vocation de l’édit de Nantes et pour échapper 50 aux persécutions que la vieillesse de Louis XIV avait attirées sur les Calvinistes. Ils ont apporté dans leur nouvelle patrie leur richesse et leur industrie, et ont contribué à l’agrandissement et à la prospérité de Berlin. Aussi ils ont été protégés par nos rois et principalement par le grand Frédéric. Eh bien! Monsieur, croiriez- vous que, malgré la persécution qui les a forcés à sortir de France, malgré les faveurs dont nos rois les ont comblés, malgré cette prospérité toujours croissante qui les environne, ils re- grettent la France? Leurs entretiens roulent continuellement sur ce pays qui a rejeté leurs pères de son sein. C’est là que ma femme allait puiser ses inspirations et entretenir le feu sacré. Je n’ai apporté aucun obstacle à ces liaisons, ajouta l’excellent homme. Je suis Prussien de naissance et de cœur 5 mais c’est précisément parce que j’éprouve le sentiment patriotique au plus haut degré, que je le respecte chez les au- très. Oui, ajouta-t-il avec un accent prononcé , je n’ai de haine et de mépris que pour ces gens toujours prêts à sacrifier leur pays aux intérêts de leur ambition ou de leur amour-propre -, pour ces misérables, en un mot, qui n’ont point 31 a de patrie, quel que soit le nom qu’ils portent. » J’aurais voulu, Madame, que vous eussiez assisté à notre entretien, que vous eussiez pu lire sur la figure du noble Prussien ses belles et touchantes émotions en me tenant un si digne langage. Et sa femme! avec quel plaisir elle le regardait! Je compris alors qu’elle pouvait, qu’elle devait l’aimer, malgré la différence énorme qui séparait leurs âges peut-être quarante ans. Dans la conversation nous vînmes à parler de Bruxelles. 11 me demanda si j’étais allé visiter le champ de bataille de Waterloo. Non, lui répon- dis-je , j’aurais eu trop de peine à voir le théâtre d’un aussi grand désastre arrivé aux armées françaises. Je laisse ce plaisir aux Anglais et aux Prussiens. Les Anglais, poursuivit-il, furent bien heu- reux de nous rencontrer sur cette scène de carnage , car sans nous , vous leur faisiez éprouver la plus rude défaite dont leurs annales aient fait mention. Et pourtant, lui dis-je , la gloire des Anglais, dans cette journée, a éclipsé celle des Prussiens. C’est que les Anglais, répliqua-t-il vive- 32 ment, sont de grands escamoteurs , de grands comédiens. Misérables fanfarons! Ils osent se vanter d’avoir vaincu les Français dans cette journée; mais, Monsieur, interrogez toute l’Al- lemagne. Là il n’est pas un enfant qui ne sache que le 46 juin 4845, à quatre heures du soir, les Anglais étaient battus sur tous les points ; qu’une partie des bagages de l’armée filait déjà sur Bruxelles ; que la retraite était imminente, puisque tous les corps de l’armée avaient été successivement engagés , à l’exception d’un corps de deux mille hommes d’excellente cava- lerie que Wellington conservait précieusement pour protéger sa retraite. C’est alors que le pre- mier corps de l’armée prussienne , commandé par Bulow, arriva sur le champ de bataille, et couvrit les Anglais en attaquant vivement les vainqueurs. La réserve française n’avait pas encore été engagée ; elle se porta au devant des' Prussiens et leur livra un sanglant combat, pendant que les Anglais, simples spectateurs de cette seconde partie de la journée, se ralliaient derrière les bataillons prussiens. Malgré cette intervention inespérée de trente mille hommes de troupes fraîches , Wellington avait été telle- oo ment démoralisé par le non-succès de ses prête mières tentatives , qu’il n’osa encore compter sur la réussite et ne pensa pas à lancer sur le champ de bataille ses deux mille hommes de cavalerie , qui auraient peut-être dès ce mois ment déterminé la victoire. Ce ne fut qu’à sept heures du soir, à l’arrivée de Blucher qui ame- nait un deuxième corps de troupes fraîches, et a quand alors l’armée française n’avait plus ab- solument rien à lui opposer, que Wellington se ravisa et donna l’ordre de cette fameuse charge de cavalerie qui n’avait que le tort de venir quand tout danger avait cessé et que la bataille n’était plus douteuse. Voilà pourtant, Monsieur, me dit le Prus- sien avec amertume, comme on écrit l’his— toire. La voilà cette fameuse charge de cava- lerie à laquelle les Anglais ont impudemment attribué la victoire et qu’ils ont reproduite jusqu’à satiété dans leurs revues pour la plus grande satisfaction des badauds de Londres. Fut-il jamais charlatanisme plus effronté ? Oui, à Waterloo, les Français avaient battu les An- glais sans même avoir été obligés de se servir de leur réserve, et ce sont les Prussiens qui sont 5 venus donner la main aux Anglais, et les rele- ver quand ils étaient à terre. » Je ne puis, Madame, vous exprimer le singulier plaisir que j’éprouvais à entendre le noble Prussien s’exprimer ainsi. Il me parlait d’une journée désastreuse pour la France, et cependant son langage me convenait. C’est que je me disais Quelle opinion l’Europe a-t-elle donc de notre France, puisque depuis trente ans deux peuples braves se disputent avec acharnement l’honneur de lui avoir porté le dernier coup, et qu’ils y attachent leur plus beau titre de gloire ? Et puis d’ailleurs je surprenais les Anglais en flagrant délit de mensonge, s’attribuant une victoire remportée par d’autres. Je voyais leurs historiens, leurs orateurs , Walter Scott, Castle- reag, etc., remplir, à proprement parler, le rôle de l’âne qui joue de la trompette, c’était vraiment divertissant pour un Français. Je conçois, lui dis-je, que vous ayez à vous plaindre de l’Angleterre. Depuis bien des années sa politique exploite le monde. Nulle puissance n’a aussi bien qu’elle mis en action la maxime Diviser pour régner. Du haut des falaises de Douvres elle observe l’Europe, fait jouer mille 55 ressorts pour pousser les nations du continent les unes contre les autres , se repaît du spectacle de leurs sanglants débats , et quand elle les voit épuisées , haletantes, elle sort de son île , arrive sur le champ de bataille pour porter secours à celle des nations dont la puissance lui fait le moins d'ombrage, décider la victoire en sa faveur , et prendre la plus forte part du butin. Aux uns elle vole leurs villes et des provinces entières , aux autres elle enlève leur prospérité commerciale, à vous elle a cherché à dérober une gloire légitimement acquise. Vous le savez , et cependant vous êtes rivés à son alliance. Détrompez-vous, me répondit-il vivement -, si l’Angleterre a pesé longtemps sur l’Allema- gne, ce temps est passé ; aujourd’hui, et pour toujours peut-être, l’Allemagne échappe à F An- glelerre. J’irai plus loin. Il y a chez tous les peuples d’Allemagne, malgré même les efforts de leurs gouvernements, une disposition pro- noncée à se rapprocher de la France, car, il faut bien que vous le sachiez, l’Allemagne aime la France autant qu’elle déteste l’Angle- terre. D’abord le caractère et les habitudes françaises lui plaisent, et ensuite elle a beau- 56 coup plus à gagner avec la France qu’avec Y An- gleterre, en ce qu’elle peut écouler en France autant de produits qu’elle en reçoit d’elle. L’Angleterre, au contraire, faisant très-peu d’échanges avec l’Allemagne et l’inondant du produit de ses manufactures , écrase les manu- factures allemandes qui ne peuvent se procurer les matières premières à aussi bon marché. Mais le gouvernement prussien, qui craint pour ses provinces Rhénanes les sympathies françaises , autant pour le moins qu’il craint la concurrence anglaise pour son industrie com- merciale, repousse cette tendance de l’Aile— magne vers la France. Il a donc imaginé le Zollverein, ou l’union des douanes allemandes, afin d’abaisser les barrières commerciales entre les divers états de l’union et de recréer l’an- cienne unité allemande. Le but de cette assoie dation est d’apprendre à l’Allemagne à se pas- ci ser de ses voisins et à trouver chez elle tous les produits manufacturés qu’elle allait chercher en France ou en Angleterre. Au moyen du Zoll- verein, toute l’Allemagne s’entendra pour que ses produits circulent librement dans tous les États soumis au Zollverein, et pour que les 37 produits des nations voisines , et notamment de la France et de l’Angleterre , soient frappés d’interdit dans ces mêmes Etats, ou y soient soumis à des droits énormes, ce qui revient au même. C’est une mesure désastreuse pour l’Ante gleterre qui était depuis un grand nombre d’années en possession de vendre tous ses pro- duits à l’Allemagne. Maintenant nous croyez- vous encore rivés à l’alliance anglaise, ainsi que vous me le disiez il n’y a qu’un mo- ment? » — Je connaissais, lui répondis-je, l’institution du Zollverein. Je vous accorderai même que l’Angleterre en éprouvera un préjudice réel ; mais croyez-vous que la France n’en souffrira pas également? — Moins que l’Angleterre dont l’Allemagne se détache tout-à -fait, reprit le Prussien , et quand l’influence de cette puissance ne pèsera plus sur les relations de la France et de l’Allemagne, doutez-vous que ces deux grands pays ne finissent par s’entendre cordialement ? — J’en accepte l’augure , lui dis-je ; mais au reste le Zollverein n’est pas complètement institué. Tant que l’Autriche n’y aura pas donné 38 son adhésion, la mesure sera incomplète , et nous savons tous qu’elle l’a refusée. — C’est vrai, mais c’est peut-être un peu la faute du gouvernement prussien. 11 s’est hâté trop vite de prendre la présidence du Zollverein ; et quand on a proposé à l’Autriche d’entrer dans l’association, elle a demandé quelle place on lui avait réservée. L’Autriche accoutumée depuis un grand nombre d’années à marcher à la tête de l’Allemagne, ne peut accepter la présidence de la Prusse. Il lui faut une position au moins égale. Le Zollverein aura-t-il deux présidents? D’un autre côté la maison d’Autriche qui professe une espèce de culte pour le statu quo, consentira-t-elle à livrer ses possessions à l’esprit d’innovation? Que fera-t-elle surtout à l’égard de la Hongrie qui a ses privilèges dont elle est si jalouse, et auxquels le Zollverein porterait atteinte? Il faut espérer que le temps résoudra ces difficultés qui sont grandes. En attendant que l’Autriche se décide, la Prusse continue à agir auprès des autres États voisins pour les engager à entrer dans l’alliance ; et je sais même qu’elle a fait à la Belgique des ouvertures qui n’ont pas été repoussées. 59 — Quoi ! la Belgique , que nous avons sauvée deux fois d’une invasion, qui nous doit le plus grand des bienfaits, son existence comme Etat ! — La Belgique vous échappera, soyez-en convaincus. Son intérêt le lui commande 5 et d’ailleurs quelle foi pouvez-vous avoir dans l’alliance belge? La légèreté et l’inconstance des Belges ne sont-elles pas proverbiales? Dans quelques années, si l’occasion s’en présente et si on les en prie bien fort, ils formeront la tête d’une nouvelle coalition contre la France. Vous n’aviez qu’un moyen de vous assurer d’eux, c’était de les réunir à la France. Vous le pouviez en 1830. Tout vous était permis alors, car l’Europe vous craignait. Vous avez laissé passer le moment, et vous savez aussi bien que moi que l’occasion perdue ne se retrouve pas. — II nous restera toujours un moyen de nous concilier la Belgique et de prévenir son adhésion au Zollverein allemand, en lui offrant d’abaisser entre nous la barrière des douanes. Elle préférera certainement notre alliance commerciale aux propositions de la Prusse. — Votre gouvernement n’osera pas, il craindrait de blesser vos grands propriétaires de bois 40 auxquels la houille belge ferait une rude concurrence,* et presque tout le commerce français qui aurait trop à souffrir de l’introduction libre des produits belges. La France est principalement un pays de consommateurs. La Belgique au contraire est essentiellement productrice, et pourrait alimenter par ses fabriques un empire de cent millions d’habitants. Tout l’avantage dans l’abaissement des barrières douanières serait donc pour la Belgique. — Et cependant vous consentez à l’admettre dans le Zollverein. Elle n’y est pas encore , me répondit le Prussien. 11 ajouta après quelques instants de silence me répondit-il en me tendant la main. Dès ce moment la connaissance fut faite, et pour vous expliquer comme nous nous trouvâmes bien d’avoir changé de places, je me servirai d’une comparaison Supposez que vous êtes emprisonnée dans un étroit corset qui vous force de vous tenir raide t guindée , et que vos pieds mignons sont res— ÎOO serrés dans des souliers trop petits qui ne vous permettent pas de faire un mouvement sans gêne. Tels nous étions avec les Anglais. Figurez-vous maintenant qu’au sortir de ces entraves, vous passez une douillette bien large et bien moelleuse, que vous entrez vos pieds dans de bonnes pantoufles bien fourrées , et que vous vous livrez au coin du feu à une causerie agréable avec de bons amis. Tels nous nous trouvâmes avec la famille allemande. Le mari, comme je l’appris bientôt, était un professeur de l’université de Gottingue. Sa femme, bonne grosse allemande, avait toujours le sourire sur les lèvres, et ne perdait pas un seul moment de vue son mari et ses deux enfants. Le garçon , âgé de douze à quatorze ans, avait déjà l’air recueilli et même un peu pédant c’était un élève en théologie. Quant à sa fraîche jeune sœur , elle aspirait l’air à pleins poumons, était heureuse de tout ce qu’elle voyait, de tout ce qu’on disait autour d’elle , de vivre en un mot, et, par son enjouement et sa vivacité, avait seule le pouvoir de dérider son père , dont la figure , quoique pleine de bienveillance, était naturellement sérieuse. 101 Je trouvai dans ce dernier un homme profondément instruit, principalement dans l’histoire du moyen âge ; je regardai donc cette rencontre connue une véritable bonne fortune. Le reste des passagers se composait de touristes belges ou prussiens qu’on reconnaissait au petit havresac en cuir qu’ils portaient attaché sur le dos. Presque tous y joignaient une énorme pipe suspendue à leur boutonnière, et une petite boîte en fer-blanc, passée en sautoir, et contenant leur tabac. Je suis réellement fâché pour le bon peuple allemand de cette absurde passion pour le tabac à fumer. Je trouve qu’elle l’absorbe, qu’elle l’alourdit, qu’elle l’énerve même. Si cette habitude me semble répréhensible dans des hommes faits , que dois-je en penser quand je la vois déjà enracinée chez des enfants de quatorze à quinze ans ! Nous avions aussi sur le paquebot un assez grand nombre d’habitants des bords du Rhin , dont le personnel se renouvelait à chaque station. En face de Bonn le Rhin est fort beau. Il ressemble à un grand lac. D’un côté est la ville de Bonn avec ses monuments et son enceinte de murailles, 102 au delà desquelles on aperçoit les hauteurs de Poppelsdorf. De l’autre côté du Rhin on a la vue de campagnes fertiles bornées par le Godesberg et le Kreusberg. Sur la montagne du Godesberg on remarque les belles ruines d’un vieux fort romain. Ce fort, dit une ancienne légende, fut bâti par un roi étranger qui était venu avec une grande armée dans ces contrées. Il fut aidé dans la construction du fort par les mauvais esprits avec lesquels il avait fait alliance , et auxquels il avait érigé un temple où l’on offrait des sacrifices humains. Par l’influence de ces mauvais esprits, il régna sur le Rhin ; mais à l’arrivée des prêtres chrétiens , qui par l’efficacité de leurs prières conjurèrent les mauvais esprits, le roi fut forcé à une fuite honteuse. Il est facile de voir qu’on a voulu personnifier dans ce roi Julien l’apostat, qui séjourna effectivement, avec ses légions, dans ces contrées. C’est ainsi qu’on écrivait l’histoire dans ces temps à demi barbares. Ne vous étonnez pas si je mêle à des descriptions fort sérieuses et fort exactes quelques contes populaires que vous allez peut-être repousser du 105 haut de votre superbe raison. Songez que je suis dans le pays des enchantements ; que dans quelques instants je vais me trouver en face de ces sept montagnes qui, dans le moyen âge, furent le théâtre de mille combats , de mille aventures chevaleresques; que chacune des ruines que j’aperçois eut dans les anciens temps son tyran et sa victime ; que les grottes qu’on découvre dans ces rochers, baignés par le Rhin, furent l’asile impénétrable d’un dragon ou autre animal fantastique qui dévorait les imprudents navigateurs , jusqu’à ce que quelque saint en eût délivré le pays, ou l’eût rendu doux comme un agneau ; que , parmi les cent cinquante passagers qui sont sur le paquebot, il y en a au moins la moitié qüi, s’ils ne croient pas fermement à toutes ces traditions, ne sont pas éloignés de penser qu’elles sont basées sur quelque événement étonnant, étrange, inexplicable. Que moi, tout le premier, je commence à ressentir l’influence de l’air du pays ; que la France , Paris et même Rouen sont loin de mes pensées qui errent au milieu de ces ruines, les rebâtissent, les repeuplent de leurs hôtes , et reproduisent à mes yeux quelques-unes de ces terribles scènes que j’ai lues autrefois 104 dans Herman d’Unna ou les Chevaliers des sept Montagnes. D’après toutes ces considérations , j’espère que vous accueillerez avec indulgence les anecdotes du temps passé que je devrai à la complaisance , ou à la crédulité, si vous l’aimez mieux , de mes compagnons de voyage. CHAPITRE II. Kœnigsviiiiter — lies Sept Monts* — Chronique sur Roland* — Châteaux de Rheineck et de Hamuer* stein* Nous arrivâmes à Kœnigs'winter , petite ville de quinze cents habitants sur la rive droite du Rhin, au pied de trois coteaux plantés en vignes la Halde , le Sauerberg et le Hardberg. L’origine de cette ville remonte, dit-on , à l’empereur Valentinien , qui y séjourna avec son armée pen- 106 dant qu’il faisait construire des forts sur le Lo- wenberg et le Stromberg. C’est ordinairement à Kœnigswinter qu’on prend cfès guides pour parcourir les sept monts. La chaîne majestueuse des sept monts tire son nom des sept sommets qui dominent toute la chaîne. Le premier et le plus escarpé des sept monts le Drachenfels , s’élève sur le bord du fleuve, comme une paroi colossale. Toutes les pierres qu’on a employées à la construction de la cathédrale de Cologne ont été tirées des carrières du Drachenfels , que , par cette raison , on appelle aussi Carrières du Dôme Dombruch. A l’Est, une crête joint le Drachenfels avec le Wolken- bourg qui a la forme d’un cône tronqué. Au Midi, et à droite du Drachenfels, paraît le Stromberg; et derrière ces trois montagnes , un peu plus loin du Rhin , s’élèvent le Lowenberg , le Nieder , l’Oelberg et le Hemmerich. Ces sept montagnes, vues du Rhin, forment un magnifique amphithéâtre. Elles sont toutes couronnées par les ruines d’un château. La chronique, en effet, rapporte que chacune de ces montagnes était la propriété d’un puissant 107 chevalier, qui avait établi sa résidence dans un château fort, situé au sommet, ce qui ne le faisait pas mal ressembler à *l’aire d’un aigle. Ces chevaliers, suivant les habitudes du bon vieux temps, étaient un peu voleurs et détrousseurs de passants. Ils exerçaient surtout leur coupable industrie à l’époque où les marchands se rendaient aux foires de Francfort et de Leipsick , et ne se faisaient faute de les voler quand l’occasion s’en -présentait. Les bourgeois des villes voisines, importunés par les plaintes de ces marchands, firent une confédération pour mettre les voleurs à la raison ; mais les hauts et puissants seigneurs prétendirent que les vilains cherchaient à empiéter sur leurs privilèges, et formèrent de leur côté une alliance pour maintenir le statu quo, c’est-à -dire leur droit inaltérable de piller impunément comme par le passé. Les anciennes chroniques rapportent meme que cette alliance était figurée par sept flèches réunies dans un même faisceau. Il en résulta des combats acharnés. Tous ces chevaliers , couverts de fer , parfaitement exercés au métier des armes , pouvant se réfugier à l’approche du danger dans un asile presque im- 108 prenable et appelant d’ailleurs à leur aide tous les bandits qui pullulaient dans les Etats voisins, avaient un avantage incalculable sur les habitants des villes. Ceux-ci, en effet, mal armés , peu ou point exercés aux combats, manquant de discipline , ne pouvaient que difficilement, malgré leur courage, résister aux attaques réitérées des chevaliers. Néanmoins , les bourgeois suppléèrent à l’habileté et à la discipline par le nombre et la persévérance. Ils firent essuyer plusieurs défaites aux chevaliers, s’emparèrent de quelques châteaux , et adressèrent leurs justes plaintes à l’Empereur. Ce ne fut pas en vain, car l’histoire nous apprend que, dans une seule campagne, l’empereur Henri V prit et fit raser le Drachenfels et le Wolhenbourg. Une fois le faisceau rompu, il fut facile de venir à bout des autres éléments de résistance, et tous les châteaux tombèrent successivement aux mains des bourgeois des villes, qui ne firent grâce à aucun , et ne laissèrent partout que des ruines. Plus loin , le Rhin se partage en deux bras qui entourent deux îles connues sous le nom de Rolandswert ; et sur un rocher à droite se pré- 109 sentent les sombres ruines de Rolandseck. Ces ruines , couvertes de lierre et de plantes grimpantes, sont d’un effet majestueux. La perspective , du haut de Rolandseck, doit être admirable. Une ancienne chronique raconte que Roland, neveu de Charlemagne, vivement épris d’une jeune beauté, la poursuivait avec toute l’ardeur de l’amour, quand, arrivé dans l’île de Rolands- wert, il apprit que , pour échapper à ses poursuites , elle s’était réfugiée et avait pris le voile dans un couvent qu’on apercevait sur l’autre rive du Rhin. Le paladin, accablé de regrets, mais voulant du moins respirer le même air que sa bien-aimée, bâtit le château de Rolandseck , d’où il pouvait voir le couvent, et y fixa son séjour jusqu’à la mort de la jeune fille, qui arriva quelques années plus tard. Il est à remarquer que , dans les anciennes chroniques , on se plaît toujours à faire de Roland un amant trompé dans ses espérances, de même qu'on peint Renaud de Montauban comme ayant été constamment heureux , et qu’on les retrouve l’un et l’autre, avec ces mêmes caractères , dans les poèmes immortels du Boyardo et no de l’Arioste , et dans les chroniques de l’archevêque Turpin. Il est donc fort à croire que le nom de Roland n’a été donné au héros de cette histoire qu’à cause de ses malheurs en amour. Si Roland, en effet, avait été le héros de toutes les aventures qui lui sont attribuées, il aurait vécu dix âges d’homme. Au reste, il y a une question préjudicielle à examiner, c’est celle-ci Roland, comte d’Angers, neveu de Charlemagne, a-t-il jamais existé? L’histoire se tait sur ce personnage, mais toutes les anciennes chroniques en parlent ; et la tradition, dans le midi de la France et en Espagne , a transmis jusqu’à nous quelques-unes de ses aventures , et notamment sa défaite et sa mort à Ronce vaux. Qui faut-il croire? Après Rolandseck les montagnes s’abaissent et des deux côtés du Rhin font place à de riantes campagnes. De nombreux villages apparaissent sur le penchant des coteaux couverts de vignes. Cette vue charmante repose des sombres émotions qu’ont fait naître les sept monts. Nous aperçûmes bientôt Unkel, petite ville de six à sept cents habitants , et, un peu plus loin , Remagen , le Rigomagum des Romains, 111 autre petite ville, bâtie sur la chaussée de Co- blentz à Bonn. Cette chaussée, qui est une des plus belles d'Allemagne, est due en partie aux Français qui l’achevèrent en 1801. A cette occasion on découvrit une grande quantité de pierres milliaires , de monnaies , de colonnes avec des inscriptions , de cercueils et autres objets d’antiquité. On y trouva la preuve que déjà les empereurs Marc-Aurèle et Lucius Verus avaient fait construire une chaussée dans ces mêmes lieux. En passant devant Erpler-Ley , mont de basalte au pied duquel s’étend le bourg d’Erpel, avec une population de huit cents habitants , on nous fit remarquer que ce mont produisait le meilleur vin blanc de cette contrée , nommé vin de Le', ce qui était dû principalement à l’exposition des coteaux au soleil du matin et du midi. En effet , la nature du sol y entre pour bien peu de chose ; il est tellement pierreux qu’on est obligé de planter chaque cep dans un panier rempli de gazon et de terre, et de l’enterrer ainsi dans les crevasses du rocher. Nous arrivâmes devant Linz, petite ville située sur le penchant d’une montagne qui s’élève au bord du Rhin. Elle a pour défense un château 112 placé près de la porte du Rhin, et que l’archevêque Engelbert III fit bâtir en 1365 pour assurer la perception du péage de ce fleuve. L’église m’a semblé fort ancienne et d’un aspect imposant. Plus loin nous aperçûmes le château de Rhei- ë neck, au haut d’une montagne. Il ne paraît rester du vieux château que quelques ruines et une tour fort élevée, de la plate-forme de laquelle la vue doit s’étendre sur un panorama magnifique. Cette tour, me dit le bon professeur, était de construction romaine , et elle avait déjà usé plusieurs châteaux. » Je conserve cette énergique expression, qui peint parfaitement l’extrême solidité de la tour et en général des ouvrages faits par les Romains. Nous passâmes devant un énorme rocher noir qui est penché sur le fleuve. Nous aperçûmes sur son sommet les ruines du vieux château de Ham- merstein. Ce château était une position trop importante pour ne pas avoir excité la convoitise des puissants seigneurs du voisinage ; aussi nous voyons dans l’histoire qu’il changea fort souvent de maître. Il fut enfin démoli par les Français en 1688, après la paix de Westphalie. î 13 Avant d’arriver à cette fin, de combien d’événements ce château n’a-t-il pas été témoin ! Tous les changements de maître qu’il a subis n’ont pu arriver sans de violentes commotions. Qui nous dira l’histoire secrète du château de Hammer- stein? Hélas! elle se résume peut-être, comme l’histoire de tout le moyen âge, dans des actes d’oppression, de vengeance et de cruauté, au milieu desquels on voit apparaître, à de rares intervalles, quelques traits de dévouement, d’héroïsme et de générosité. CHAPITRE III. ISuincs dn château du Diable. — Origine de ce nom. — Andernacli. — Keuwied. — JEngers. — Ghrenbreit- stcin. — Coblentz. Nous aperçûmes bientôt Andernach, avec ses tours délabrées et ses murailles noircies par le temps , et le riant village de Leudesdorf. Avant d’y arriver nous passâmes devant les ruines de Frédérichstein, nommées aussi le Châ- 115 teau du Diable. Je voulus connaître l’origine de ce surnom, et voici ce qu’on me rapporta Sur l’emplacement de ces ruines existait jadis un château redouté des patrons des ba- teaux du Rhin, qui l’avaient surnommé le Cliâ- teau du Diable, à cause des nombreux nau- frages arrivés en ce lieu. Ce passage dangereux était habité par un ' chevalier félon qui, en fait de méchanceté, , aurait remontré au diable lui-même. 11 ne sou- tenait le faste de sa maison qu’à l’aide des épais ves qu’il retirait des naufrages arrivés sur le Rhin dans l’étendue de ses domaines. Pour aug- menter le nombre de ces sinistres, il faisait enfoncer la nuit, au milieu du fleuve, par un j de ses écuyers, des pieux aigus qui perçaient les 5 flancs des bateaux et étaient cause de tous les malheurs arrivés dans ces parages maudits. Ayant appris qu’un riche navire devait re- k culièrement aux soins de son écuyer ; mais ce dernier avait négligé d’exécuter les ordres de son seigneur, qui avait eu le mortel déplaisir s de voir, des fenêtres de son château, le navire franchir sans avaries la passe dangereuse. Le 116 châtelain, pour punir son vassal de sa négli- gence, lui avait fait donner cent coups de fouet. Alors l’écuyer, furieux de cette punition, s’était enfui vers l’archevêque de Cologne. Après s’être jeté à ses pieds et avoir imploré son pardon, il lui avait confessé les crimes dont il s’était rendu complice. L’archevêque, dont le pouvoir était grand , avait pardonné à l’écuyer à cause de son re- pentir; mais il s’était emparé par surprise du château , et pour punir le possesseur de ses actes de piraterie, il l’avait fait pendre, haut et court, aux fenêtres de son château, qui depuis ce moment avait toujours conservé le nom de Château du Diable. » Une seconde version assigne à ce nom une autre origine. Le château de Frédérichstem aurait été construit autrefois avec des matériaux transportés à l’aide de corvées imposées au peuple , et le peuple , irrité contre ces corvées, aurait par cette raison nommé le château , la Maison du Diable. La première version offre plus d’intérêt, la seconde est plus vraisemblable je vous laisse le choix. H7 En lace d’Andernach le Rhin se irouve resserré entre des rochers escarpés qui rendent son cours plus rapide. Mon compagnon de voyage m'entretint de l’ancienne splendeur d’Andernach, qui, à l’époque de la fédération des villes du Rhin , pouvait fournir mille fantassins armés et cinquante che- comparaison avec elles. Pour voir le Giessbach dans toute sa beauté , il {i faut monter jusqu’aux plus hautes cascades et ne pas s’arrêter à moitié chemin, comme je l’ai vu faire à plusieurs voyageurs qui ne croient pas moins fermement avoir tout visité. En effet, le Giessbach se précipite du haut de la montagne en formant une suite de chutes plus ou moins § élevées. NouS en avons compté sept, toutes re- g marquables par la variété de leur forme et leurs nombreuses gerbes, et les premières se trouvent § à une assez grande hauteur. L’impétueux torrent 1 tombe ainsi, de cascade en cascade , tantôt en nappes d’argent, tantôt en flocons d’écume, sur des rochers qu’il cherche en vain à ébranler, et va enfin reposer ses ondes fatiguées dans les gouffres du lac de Brientz. La plus belle cascade est sans contredit celle qui tombe du haut d’un rocher, dont la base creusée forme une grotte où on peut facilement se placer, de manière à avoir le volume d’eau entre soi et i 257 le ciel. Nous j sommes arrivés au moment meme où le soleil frappait sur la cascade et venait se réfléchir dans le fond de la grotte après avoir traversé le volume d’eau. C’était un effet d’arc- en-ciel fort remarquable. Non loin du Giessbach on nous montra une terrasse avancée sur le bord du lac et nommée le Tansplatz la place de danse; la tradition rapporte que deux amants avaient été forcés de renoncer à une union qu’ils désiraient ardemment. Il était d’usage que le jour de la fête du pays on se réunît sur le Tansplatz pour se livrer à des danses à la vue du lac. Les deux amants parurent à la fête dans leurs plus beaux habits. Quand le signal de la walse se fit entendre, ils se réunirent aux danseurs. On les vit quelque temps, au milieu des autres walseurs, faire admirer leur légèreté . Insensiblement ils s’approchèrent du lac en tournant sur eux-mêmes. On avait fait jusque-là peu d’attention à eux ; mais quand on les vit gagner le bord du lac, un cri général d’effroi se fit entendre. On courut à eux pour les prévenir du danger et les arrêter. Il était trop tard. Un dernier tour de walse les pré- 17 258 cipita dans l’abîme, où leur vie s’éteignit pendant qu’ils se tenaient étroitement embrassés. Cette anecdote me frappa beaucoup ; elle me rappela qu’un genre de mort à peu près semblable fut choisi par les femmes et les filles de Souli, pour échapper aux outrages des soldats du fameux Ali, pacha de Janina. Qui n’a pas ouï dire en Europe la résistance désespérée d’une poignée de Souliotes contre toutes les forces cl’Ali ? Ils durent enfin succomber sous les efforts du nombre et de la trahison. Quand vint ce moment, les femmes et les vierges de Souli, sur le point d’être livrées aux Albanais, satellites d’Ali, résolurent de mourir. Elles se réunirent sur un rocher qui dominait un précipice d’une immense profondeur. Toutes se tenaient par la main. Elles commencèrent une espèce de danse funèbre, en chantant sur un rhjthme, d’abord lent, ensuite plus accéléré, des adieux à leur cher pays et à la vie. Elles formaient une longue chaîne, et à mesure que l’extrémité de cette chaîne s’approchait du précipice , une main se détachait et une femme tombait. Aucune ne refusa cet horrible sort ; et les Albanais, au moment où ils arrivaient sur la cime du rocher, pu- 259 rent encore être témoins de la cliute de la dernière de ces femmes héroïques. Nous quittâmes enfin le Giesshach pour nous rendre à Brientz, où nous arrivâmes en peu de temps. La position de Brientz , à l’extrémité du lac, est agréable , quoique trop resserrée entre le lac et la montagne. Dans l’hôtel où nous nous arrêtâmes pour déjeuner , nous avions la vue du lac, qui offre un aspect bien plus sévère que le lac de Thun. Il est encaissé, au nord et au midi, entre deux montagnes noirâtres qui ne présentent que peu de traces de végétation. Souvent même le pied de ces montagnes baigne dans le lac, en sorte que, sauf quelques rares exceptions, on ne voit sur ses bords ni champs, ni prairies, ni maisons de campagne. Le lac de Brientz est, dit-on, un des plus profonds de la Suisse. Nous prîmes ensuite une'de ces petites voitures du pays , qu’on appelle char de côté, pour nous rendre à Meyringen. Nous parcourûmes un pays fort agréable , et bientôt nous arrivâmes à la délicieuse vallée de Hasli, dans laquelle se trouve Meyringen. Nous 260 rencontrions souvent des champs plantés de pommiers , qui nous rappelaient notre Normandie et nous faisaient grand plaisir à voir. De tous côtés nous apercevions de belles habitations, de riches vergers et une foule de tableaux gracieux et riants qui faisaient contraste avec les sombres rochers qui bordaient l’horizon. Un peu à droite de Meyringen est le Reichen- bach-, dont les eaux font marcher une scierie. Nous allâmes visiter cette belle cascade. Le Rei- chenbach s’élance avec une violence inexprimable et un bruit sourd semblable au tonnerre ; il tombe d’abord sur un rocher plat où ses eaux s’étendent et d’où il retombe en large cascade au fond d’un gouffre dont on n’envisage qu’en tremblant la profondeur. Le volume d’eau est plus considérable qu’au Giessbach ; et cependant nous avons préféré cette dernière cascade , parce qu’il y règne moins de confusion, que les tableaux sont plus variés , et que la position d’ailleurs est plus pittoresque. Meyringen est un grand village où on trouve beaucoup d’anciennes maisons suisses; mais le marteau des démolisseurs y a commencé ses ravages , et dans quelques années les beaux et anti- 261 ques chalets seront tous remplacés par des maisons modernes. Il nous restait à franchir le mont Brunig, qui nous séparait de Lungern. Nous nous procurâmes à cet effet des chevaux et un guide à Mey- ringen. Nous suivîmes d’ahord un chemin fortagréable, pratiqué dans une foret de grands hêtres et de sapins qui nous garantissaient contre les ardeurs du soleil. Nous montions insensiblement, et la première éclaircie nous laissa voir, à gauche, à une assez grande profondeur, de riantes prairies ; et à droite, le Weilerhorn , qui s’élève au-dessus du Brunig, dans la forme d’un mur taillé à pic. Le Weilerhorn me rappela , sous certains rapports , le Marboré que j’avais vu, trois ans auparavant , dans les Pyrénées, et qui enceint si majestueusement le cirque de Gavarnie. Mais le Weilerhorn se prolonge en droite ligne, et n’a pas la forme semi-circulaire du Marboré , ses cinq ou six étages de terrasses, qui sont comme les gradins d’un cirque immense, et, par-dessus ces terrasses, le Daillon , qui protège de sa cime audacieuse cette architecture gigantesque. Il 262 manque encore au Weilerhorn celte cascade de mille deux cent soixante-six pieds d’élévation , qui , vers les deux cinquièmes de sa chute, rencontrant une roche saillante, se brise , rejaillit et tombe dans le cirque de Gavarnie en vapeurs d’une blancheur éclatante-, et surtout cette brèche de Roland, d’un effet si grandiose, ouverte dans la montagne du Marboré par le paladin Roland , d’un seul coup de sa terrible épée, si l’on en croit une des traditions les plus audacieuses de cette poétique contrée. Aussi, quelque imposant que soit le Weilerhorn, il est bien loin d’exciter cet enthousiasme qui saisit tous les voyageurs à la vue du Marboré et du cirque de Gavarnie. bientôt nous aperçûmes, dans une seconde éclaircie, le lac de Rrientz et une grande partie de la vallée deHasli. Cette vue est très-belle. Le pays devint plus sauvage. Nous marchions souvent sur un sol rocailleux couvert de mousse. De temps en temps nous rencontrions de petits oasis cultivés où poussaient l’herbe et quelquefois les pommes de terre. Ils étaient entourés par une haie de bois sec, renfermaient une ou deux vaches, et plus souvent des chèvres et quelque moutons. Au milieu se trouvait un petit chalet à peine 265 suffisant pour garantir le gardien et les animaux contre les rigueurs de la température. Nous étions alors à deux mille pieds environ au-dessus du lac de Brientz , mais la journée était si chaude et si belle que nous nous apercevions à peine que l’air était raréfié. En approchant du point le plus élevé du passage , nous trouvâmes une maison de péage où nous payâmes une petite rétribution destinée, nous dit-on, à indemniser les ouvriers qui rendent la route praticable pour les piétons et les chevaux. Nous arrivâmes enfin au sommet du Brunig , et alors le lac de Brientz et la vallée de Hasli se déployèrent en entier à nos regards véritablement enchantés. En descendant vers Lungern le paysage nous parut aussi pittoresque, mais moins sévère. La chaîne du Vcilerhorn nous serrait de moins près, et à droite et à gauche de la route des arbres remarquables par leur belle venue et leur hauteur prodigieuse dérobaient à la vue les aspérités des rochers. A la moitié de la descente nous trouvâmes un passage très-difficile et très-escarpé, ressemblant 264 plutôt à une rampe d’escalier qu’à une route, et où les chevaux pouvaient à peine tenir pied. Nous le franchîmes sans accident. Nous apercevions des vallons et des collines couverts de la verdure la plus fraîche ; en face de nous, dans la vallée, le joli village de Lungern , lieu de notre destination , et un peu plus loin le petit lac de Lungernsée. Le soleil alors se couchait et jetait sur le paysage des flots de pourpre et d’or. Nous avions sous les yeux une nature riche et cultivée qui formait le plus heureux contraste avec les lieux arides que nous venions de parcourir; aucune maison moderne ne nous gâtait cette belle partie de la Suisse, les paysans et les paysannes que nous rencontrions étaient vêtus de l’ancien costume suisse. En arrivant à l’auberge du Soleil, à Lungern, nous vîmes à la porte des voyageurs allemands que nous avions déjà rencontrés à Interlacken, mais qui, au lieu de franchir le Brunig , avaient pris la route de la vallée, route beaucoup plus facile mais moins pittoresque. Sur la description que nous leur fîmes du Brunig, ils regrettèrent beaucoup de ne pas nous avoir imités. Ils nous 265 donnèrent pour motif l’âge avancé du chel'de la famille, M. K_, conseiller intime du roi de Pi •usse. Il avait désiré revoir, avant de mourir, la Suisse, qu’il avait visitée dans sa jeunesse, mais il évitait autant que possible les fortes fatigues. Sa famille se composait de sa femme , encore assez jeune, de leurs deux filles et d’une dame de compagnie. Le conseiller et sa femme comprenaient peu le français, mais la dame de compagnie et les jeunes filles le parlaient sans aucun accent. Cette société nous plut beaucoup. Nous n’eûmes avec le conseiller et sa femme qu’un échange de politesses et de propos obligeants, que les jeunes filles reportaient des uns aux autres, après les avoir traduits ; mais avec ces dernières et leur dame de compagnie nous fîmes presque connaissance. J’annonçai à ces voyageurs que nous n’allions que passer à Lungern, et que nous irions coucher à Alpnach. Il n’y a pas de voiture ce soir , nous dit une des jeunes filles en riant. Notre hôte nous tient prisonnières ici jusqu’à demain matin , et le meme sort vous attend. » C’est que vous n’avez pas insisté, répondis-je ; 266 je suis sûr qu’il cédera à nos justes demandes. J’allai aussitôt le trouver. C’était bien la meilleure figure de Suisse qu’on pût rencontrer mélange tout à la fois de bonhomie et de finesse. Il me dit, avec force salutations et un aplomb imperturbable , que ses voitures et ses chevaux ; étaient en voyage, mais que le lendemain, à cinq ' heures du matin, conducteur, cheval et voiture • ... * seraient à notre disposition. C’était exactement la réponse qu’il faisait à tous les voyageurs qui témoignaient le désir de ' se remettre de suite en route. En un mot, notre hôte, qui n’était pas gâté par le passage trop fréquent des étrangers, voulait absolument nous donner à dîner et à coucher. Comme nous étions à sa discrétion, je me gardai bien de lui faire sentir que j’avais pénétré ses combinaisons. Nous prîmes gaîment notre i parti, et nous mîmes le temps à profit en visitant ’ Lungern. I Nous voilà donc au centre de la Suisse, dans le canton d’Unterwalden, dans la patrie de Guillaume Tell. Notre hôte est sorti ce matin avec moi pour me faire voir les chalets du village , 267 qui sont remarquables par leur beauté. Presque tous sont décorés extérieurement de peintures qui rappellent toujours un trait d’histoire de la Suisse. J’avoue que tous ces héros ont de singulières figures. Qu’importe? après tout. Pour les habitants de Lungern, ce sont les actions de Guillaume Tell, d’Arnold de Melchtal, de Winkel- ried et d’autres héros suisses qui revivent dans ces grossières images. Elles servent de texte à leurs narrations durant leurs longues soirées d’hiver ; elles les excitent à l’amour de leur indépendance , les encouragent à la défense de leurs droits. Les fresques du Vatican, peintes par Raphaël et Michel-Ange, n’ont peut-être jamais produit autant d’effet sur les Romains modernes. J’ai appris que la vallée de Lungern n’était qu’aux deux tiers de la descente du Brunig à Sarnen , et qu’après avoir suivi cette vallée pendant plusieurs lieues, nous aurions une nouvelle côte à descendre pour entrer dans la vallée de Sarnen. Notre hôte nous a procuré une petite voiture pour faire ce trajet. Avant de prendre congé de lui , je dois dire que nous n’eûmes point sujet 268 de regretter notre séjour forcé à Lungern. Nous fûmes assez bien traités, et à un prix modéré. En sortant de Lungern nous avons trouvé le lac de Lungernsée, que nous avons côtoyé pendant assez longtemps. Sur les deux rives de ce lac nous ne voyions ni rocs décharnés, ni glaciers , ni montagnes de neige , mais partout des formes arrondies et gracieuses , des collines couvertes de verdure. Nous arrivâmes ainsi à la descente rapide dont nous avait prévenu notre hôte de Lungern. On l’a rendue praticable pour les voitures au moyen de rampes qui ont été creusées dans les flancs de la montagne. Nous la parcourûmes donc sans aucun obstacle sérieux. D’abord nous rencontrâmes une forêt de gros arbres d’une prodigieuse hauteur. PI us loin la forêt fit place à de beaux pâturages en pente plus ou moins rapide, sur lesquels se trouvaient disséminés des châlets et de nombreux troupeaux, et au delà nous commençâmes à apercevoir la belle vallée de Sarnen. Le pays nous semble encore plus beau qu’à notre arrivée à Lungern. Il est aussi plus peuplé , plus vivant. Sur les montagnes, couvertes de verdure, qui s’élèvent des deux côtés de la vallée. 269 nous distinguons une foule de jolies maisons et des groupes pittoresques de grands arbres. La scène est animée par des troupeaux de vaches et i de chèvres qui, en marchant, font résonner d’énormes grelots suspendus à leur cou. Des habitants , vêtus de l’ancien costume suisse, nous accueillent avec un sourire doux et affectueux. Tout, en un mot, donne à cette belle contrée un caractère vraiment pastoral. C’est à Lungern et dans la vallée de Sarnen, et là seulement, que j’ai retrouvé la Suisse telle que nous la dépeignent les anciens historiens. Nous suivîmes une route qui est sur la droite de la vallée, et presque toujours ombragée par de beaux arbres. Nous laissâmes à notre gauche l’église de Sarnen, qui, vue de loin, nous parut jolie. Nous côtoyâmes le lac de Sarnen, qui est beaucoup plus grand que celui de Lungernsée, et dont les bords sont tapissés de riantes habi-> tâtions. Tout était calme autour de nous, et nous jouissions délicieusement de l’aspect d’un beau pays, quand des coups de tonnerre nous annoncèrent l’approche d’un orage. Le vent siffla, les eaux du lac se soulevèrent, et en moins de temps 270 peut-être que je ne mets à l'écrire, un orage éclata sur nos têtes et nous inonda d’un déluge de pluie. Ce sont les inconvénients de la Suisse ; le temps y est extrêmement variable ; les hautes montagnes dont vous êtes environné ne vous permettent pas de voir venir les orages , et vous êtes surpris par un brusque changement de temps au moment où vous cherchiez à vous défendre des rayons du soleil. Nous arrivâmes enfin à Alpnach , sur le lac de Lucerne, ou des Waldstetten, ou des Qualre- Cantons, noms dont on se sert indifféremment pour désigner ce beau lac. Alpnach est situé au fond d’une des quatre haies principales formées par le lac de Lucerne. Ce lac figure assez bien une croix dont Lucerne serait la tête , et Alpnach et Kussnach les deux bras. La baie d’Alpnach est resserrée entre deux hautes montagnes. Elle s’élargit à mesure qu’on avance au milieu du lac. Quand on a passé Win- kel, il faut tourner à gauche pour aller gagner Lucerne. On se trouve alors assez près du mont Pilate, qui domine toute cette partie du lac. J’ai profité du court séjour que j’ai fait à Alp- 271 nach pour visiter son église, qui m’a semblé fort ancienne, et où j’ai remarqué des ornements sculptés en bois d’un curieux travail. On nous avait fait espérer qu’à Alpnach nous trouverions un bateau à vapeur pour nous rendre à Lucerne. Ce bateau était passé il y avait plusieurs heures, et nous fûmes obligés de nous contenter d’une barque conduite par quatre rameurs. Pendant qu’on disposait la barque nous entrâmes à l’hôtel du Cheval-Blanc, sur le lac. Nous fûmes agréablement surpris d’y retrouver la famille du conseiller K., qui nous avait devancés. Elle attendait, comme nous, le moment de s’embarquer pour Lucerne. Les deux jeunes fdles regardaient d’un air peu rassuré la barque qu’on préparait. La salle était pleine de monde, et la plus jeune fille surtout paraissait se demander avec inquiétude si tout ce monde, quelle comptait du bout du doigt, trouverait place sur le frêle esquif. Quand son doigt fut dirigé vers nous elle nous reconnut et nous montra à sa sœur. Elles vinrent aussitôt nous souhaiter la bien-venue et nous firent part de leurs craintes. Nous les rassurâmes. Le bateau était grand. Il 272 était conduit par quatre rameurs qui devaient savoir ce qu’il pouvait porter, et sans doute qu’on éviterait de le surcharger. Je me trompais. Les malheureux nous entassèrent au nombre de dix- sept dans une barque qui avait été faite pour douze ou au plus quatorze passagers. Cependant, comme le temps paraissait redevenu beau et que les bords du lac n’étaient pas agités, nous nous mîmes en route sans trop d’appréhension. Quand nous fûmes sortis de la baie d’Alpnach et que nous nous trouvâmes dans la direction de Lucerne, le temps changea pour la seconde fois depuis le matin, et le tonnerre se fit entendre de nouveau. Les vagues s’agitèrent et le bateau éprouva de tels soubresauts que nos bateliers, malgré leur assurance, jugèrent prudent de changer de route et de se diriger vers la terre, qui heureusement n’était pas éloignée. Nous gagnâmes une petite anse et nous nous mîmes à l’abri sous une espèce de mauvais hangard. Pendant ce temps l’orage redoublait de violence, avec accompagnement d’éclairs, de tonnerre et de grêle. Les pauvres jeunes filles me regardaient d’un air presque fâché et semblaient ' me reprocher l’assurance que je leur avais don- 275 née. Je leur montrai l’horizon , qui était déjà éclairci, les nuages noirs disparaissant derrière le mont Pilate, et un magnifique arc-en-ciel annonçant le retour du beau temps. Cette fois les espérances que j’avais données ne furent pas trompées. Le temps redevint tout à fait beau, et nous eûmes jusqu’à Lucerne un ciel sans nuages. Le lac était bien encore un peu agité ; mais les jeunes filles, qui avaient eu la preuve de l’habileté et de la prudence des bateliers , les voyant ramer vigoureusement sans aucune préoccupation , en tirèrent avec raison la conséquence que le danger était passé ; elles reprirent toute leur assurance et finirent par rire aux éclats de leur frayeur. Pendant ce temps j’examinais avec attention le lac de Lucerne. C’était la première fois que j’avais la vue de ce beau lac, et je ne puis vous exprimer tout le plaisir qu’il me faisait éprouver. Ses bords, fermés par de hautes montagnes et d’immenses blocs de granit dans la baie d’Alp- nach, s’abaissaient à mesure que nous approchions de Lucerne, et se couvraient sur les deux rives de riantes habitations, de charmantes maisons de campagne, qui descendaient jusqu’au lac 18 * 274 par une pente plus ou moins rapide. Au-dessus on apercevait cette longue suite de montagnes qui entourent le lac, et dont les plus élevées sont le mont Rigi et le mont Pilate. Ce spectacle était tout à la fois gracieux et sublime. Mais le bateau s’avançait toujours vers Lucerne , dont on commençait à apercevoir les flèches pointues. Le soleil dardait sur nous avec force ses rayons, qui se reflétaient dans les eaux bleues du lac. La chaleur était devenue tout à coup suffocante , et pourtant nous la supportions avec plaisir, car plusieurs d’entre nous avaient été plus ou moins atteints par la pluie, et trouvaient doux de se sécher aux feux du soleil. Enfin nous arrivâmes à Lucerne, et nous abordâmes sur le quai, en face de l’hôtel du Cygne, où nous descendîmes. CINQUIEME PARTIE LUCERNE. LE RiGI. — RETOUR A BALE. CHAPITRE 1. Lucerne. — Ponts. — Église». — Cloître. — Arsenal. — Lion de Thorwaldscn. Ce matin j’ai été réveillé par le soleil, qui donnait dans notre chambre. Ne vous étonnez pas si je vous parle si souvent du soleil. En voyage, quand la chaleur est modérée, c’est un ami bien précieux, surtout au bord des lacs et des rivières. Les brouillards, les orages, le sifflement des vents 278 peuvent figurer avec avantage dans une description poétique qu’on lit le soir, au coin d’un bon feu, mais en voyage, c’est la chose du monde la plus détestable. Malheureusement, depuis plusieurs jours, quoique dans la plus chaude saison de l’année, nous avions été trop souvent appelés à en faire l’expérience. Nous habitons une chambre d’où la vue est admirable. Dans le lointain nous apercevons, à gauche, le mont Rigi, et à droite , le mont Pilate ; sous nos fenêtres, le mouvement du port de Lucerne, et, quelques pas plus loin, son beau lac, déjà sillonné par une foule d’embarcations. Je me suis mis de bonne heure à parcourir la ville. A dix heures du matin, je m’étais déjà assez bien rendu compte de sa position. J’avais reconnu sa division en deux parties la grande et la petite ville. J’avais visité plusieurs de ses ponts, qu’on pourrait aussi bien appeler des galeries de bois bâties sur pilotis. Deux surtout méritent une mention particulière le pont de la Chapelle , ayant 320 mètres de long, et décoré de peintures sur bois représentant des épisodes tirés des temps héroïques de la Suisse ou de la vie des 279 deux patrons de la ville, saint Léger et saint Maurice ; et le pont du Hof, ayant 450 mètres de long , orné de 238 peintures sur bois, représentant des sujets tirés de l’ancien et du nouveau Testament. Ces deux ponts sont couverts. Les peintures qui les décorent sont d’affreuses croûtes ; mais quand on pense qu’elles sont là depuis quatre ou cinq cents ans, que rien ne les défend contre les passants , et que cependant elles n’ont subi d’autres outrages que ceux du temps, on ne peut s'empêcher de les voir avec intérêt, j’allais presque dire avec respect. Nous avons ensuite visité L’église de Saint-Léger, au Hof, remarquable par son antiquité, puisqu’elle fut fondée en 695. On nous a fait voir, dans le chœur, un fort beau tableau, peint par Lanfranc. 11 représente le Christ au mont des Oliviers. La grille du chœur est également digne d’attention. Un cloître, d’où l’on a une vue admirable , et qui sert de sépulture aux principales familles du canton de Lucerne. J’ai toujours aimé ces sépultures de famille près des églises, des lieux où se rassemblent les populations. Cette réunion a quelque chose de touchant, qui me 280 plaît, qui me va au cœur. Il me semble qu’une des craintes qu’on doit avoir en mourant, c’est d’être oublié vite, et n’est-ce pas une consolation de pouvoir se dire Quand mes enfants iront à l’église ils passeront près de mon tombeau, et donneront un souvenir et un regret à ma mémoire. L’église et le couvent des Franciscains. Nous avons vu dans le chœur un beau tableau, représentant saint Antoine, et, dans la nef, des peintures assez grossièrement faites, figurant les bannières conquises par les anciens Lucernois. Ces dernières peintures m’ont néanmoins fait plaisir, comme souvenir historique. Nous avons fini par l’arsenal, où l’on nous a montré la cotte de mailles que portait Léopold d’Autriche à la bataille de Sempacli, où il fut tué, le 9 juillet 1386. Il est à observer que ce duc Léopold était petit-fils d’un autre duc du même nom qui, soixante-onze ans auparavant, avait perdu la bataille de Morgarten, aussi contre les Suisses. Dans l’intérieur de la ville nous avons remarqué plusieurs tours fort anciennes. Sur l’une d’elles est peinte une énorme figure de géant. En général, les monuments et les maisons ont un caractère de moyen âge qui fait contraste avec les nouvelles constructions qu’on élève de toutes parts dans la ville. Pour mon goût personnel , j’aimerais mieux que chaque localité s’étudiât à conserver en toutes choses son type national. Il nous restait à voir la merveille de Lucerne. On m’avait beaucoup vanté, à Berne , le lion de Thorwaldsen. Je ne sais si vous avez appris que Lucerne s’enorgueillit d’avoir compté au nombre de ses enfants plusieurs des Suisses qui défendirent courageusement, le 10 août 1792, le château des Tuileries contre les hordes de Danton, et scellèrent de leur sang leur fidélité au malheureux Louis XYI. Un citoyen de Lucerne, M. de Pfyffer, a voulu consacrer à la mémoire de ses compatriotes un monument digne de leur belle action. Il y a réussi d’une manière aussi neuve que grandiose. Il a demandé au célèbre Thorwaldsen le modèle en plâtre du monument, et il l’a fait tailler par un jeune sculpteur de Constance nommé Ahorn , dans un énorme rocher qui ferme un 282 des côtés de son jardin. Il en est résulté un monument d’un effet admirable. Rien de plus simple en apparence, et néanmoins de plus poétique, que l’idée qui a inspiré l’artiste. Un lion percé d’une lance expire en couvrant de son corps un bouclier orné de fleurs de lis. Au-dessus de la grotte on lit l’inscription suivante Helveliorum fidei ac virtuti. L’expression du lion mourant est sublime. C’est le plus fier courage uni à la plus parfaite résignation. Ce monument fait honneur au citoyen et à l’artiste. Revenu à l’hôtel, j’ai assisté pour la première fois à une longue discussion sur la question qui divise aujourd’hui la Suisse, la question des Jésuites 5 et je vous avoue que cette question a pris sur-le-champ à mes yeux des proportions beaucoup plus grandes que je ne m’y attendais. Le canton de Lucerne a appelé des jésuites pour leur confier la direction d’un séminaire, et peut-être plus tard de l’éducation publique. D’autres cantons demandent que Lucerne 285 soit forcé de renvoyer les Jésuites , sous prétexte que leur présence menace la tranquillité publique et même la sûreté intérieure de la Suisse. Tel est, en abrégé, l’état de la question. Elle était débattue en ce moment devant moi par deux interlocuteurs qui y mettaient une extrême chaleur et presque de l’animosité. On me dit que c’étaient deux beaux-frères, dont l’un était catholique et l’autre protestant. Cela me fit peur; je crus presque être revenu au temps des guerres de religion. Ecoutez l’un La souveraineté des cantons est la base même du pacte fédéral. En vertu de ce droit souve- rain, Lucerne est bien le maître de recevoir sur son territoire qui bon lui semble. La diète fête dérale, il est vrai, a le droit de prendre des mesures pour réprimer les actes d’un canton qui troubleraient la tranquillité publique de la Suisse, mais non pour prévenir des troubles qui n’existent pas, et qui peut-être n’arriveront jamais. Si la diète donne l’exemple du mépris de cette loi fondamentale et intervient dans le gouvernement du canton, non pas pour répri~. mer, mais pour prévenir, il y a violation du pacte fédéral, il n’y a plus de souveraineté can- tonale. Or, qui se plaint dans Lucerne des Jésuites ? Par quels actes ont-ils attenté à la paix de la confédération Suisse ? Quel trouble y a apporté leur présence? N’est-ce pas une dérision de prétendre qu’ils menacent la sûreté intérieure de la Suisse? » Entendez l’autr Le pacte fédéral, tout en reconnaissant la souveraineté des cantons, contient un arti- cle 8, qui donne à la diète le droit de prendre toutes les mesures que réclame la sûreté inté- rieure de la Suisse. Or, cette sûreté est incom- patible avec la présence des Jésuites. En effet, ils ont pour but principal l’extirpa- tion du Protestantisme, qui est la religion d’une grande partie de la Suisse, ce qui les met en état d’hostilité permanente avec cette partie du pays. Ils n’ont ni famille ni patrie , et ils recoi- vent les ordres d’un souverain étranger, d’un général résidant à Rome, auquel ils doivent une obéissance aveugle. N’est-ce pas là une cause suffisante d’alarmes. Le père de famille attend- il, pour prendre des précautions contre le feu , que s maison soit en flammes ? » Je vous ai rapporté fidèlement les arguments j pour et contre. La question est scabreuse. Je crois cependant que le droit est en faveur de Lucerne, ! attendu qu’il n’y a pas en Suisse de lois contre les Jésuites. Dieu veuille seulement que cette controverse n’amène pas des orages , et qu’elle ne se traduise pas bientôt en coups de fusil et en sanglantes collisions! CHAPITRE II. Voyage au Rigi, 4 août. Ce matin, à cinq heures, nous nous sommes embarqués sur le bateau à vapeur qui conduit de Lucerne à Fluëlen. Arrivés en face de Weggis , nous avons été recueillis par une barque qui nous a déposés à ce dernier village. 287 Nous avons pris à Weggis des chevaux et un guide pour monter au Rigi. Nous nous sommes mis en route à sept heures j du matin, par un ciel pur et un soleil d’août, et immédiatement nous avons commencé à monter. ! i Nous avons suivi d’abord de jolis sentiers prati- ; qués entre deux haies et ombragés de grands j arbres. Des deux côtés du chemin étaient de charmants vergers plantés de châtaigniers, de ! pommiers et autres arbres à fruits. La montagne j garantit ces vergers du vent du nord , ce qui explique comment ils peuvent produire des plantes qui appartiennent à un climat plus chaud. Aux vergers ont succédé des pâturages , puis ensuite des rochers escarpés , dans les flancs desquels était taillée la route que nous parcourions. Partout sur notre chemin nous rencontrions d’admirables points de vue. Nous avions Weggis et ses délicieux environs à nos pieds ; nous dominions le lac des Quatre-Cantons, et en face de nous , sur l’autre bord du lac, nous apercevions Winkel au pied du mont Pilate. A mesure que nous nous élevions , la vue s’étendait. Nous trouvions toujours , dans les lieux où elle était la plus 288 belle, des bancs préparés pour la commodité des voyageurs. Après avoir passé l’ermitage et la chapelle de Sainte-Croix, la route est devenue excessivement rapide. Nous sommes arrivés*à une espèce de , porte fermée par quatre blocs énormes, entre \ lesquels nous avons passé. Nos chevaux pouvaient • à peine tenir pied , tant le roc sur lequel ils mar- chaient était escarpé et glissant. ' Nous trouvions de distance en distance, sur le bord du précipice , des petites croix qui indiquaient , nous a dit notre guide, des stations de pèlerinage. Sans cette explication, je les aurais prises, d’après un usage assez généralement suivi dans les montagnes , pour l’indication de quelque horrible chute arrivée à ces mêmes places. La route a tourné ensuite à gauche et s’est enfoncée plus avant dans la montagne, où nous avons rencontré de nouveau des pâturages. Un j joli vallon s’est offert à notre vue. C’est là que se trouvent l’hospice et la chapelle de Notre-Dame- des-Neiges , lieu de pèlerinage très-fréquenté. Nous avons atteint ensuite l’auberge de Staffel, où beaucoup d’étrangers passent une partie de la belle saison. 289 De Staffel au Kulm, qui est le sommet du Rigi, le chemin longe presque toujours le bord de la montagne, en sorte que nous avions une très-belle vue sur une partie des petits cantons, vue qui s’étendait à mesure que nous avancions vers le Kulm. Une fois arrivés au Kulm, un admirable panorama se déroula sous nos yeux. Jamais rien d’aussi beau n’avait encore frappé nos regards. De quelque côté qu’ils se dirigeassent, ils rencontraient un horizon immense, qui s’étendait sur une suite de hautes montagnes couvertes de neige, de plaines ondulées et de beaux lacs. Pour vous en donner une idée, je me contenterai de vous dire que du Rigi nous apercevions très-distinctement le lac de Zurich, à une distance de dix-huit lieues. Quand la vue se portait moins loin, elle rencontrait, en face de nous, les cantons de Schwitz , Underwald, Uri etZug, autrement nommés les petits cantons ; en tournant à droite, Art au pied du Ruffiberg, les ruines de Goldau, le lac de Lowerz, et derrière nous le lac des Quatre-Cantons, qui, bien qu’il fût éloigné de deux lieues, paraissait si près, qu’il semblait à la distance d’une portée de fusil. 19 290 Dans ce magnifique panorama , ce qui me fit le plus de plaisir, me parut le plus féerique, le plus miraculeux, fut la vue des petits cantons. Songez que nous nous trouvions sur un point culminant, à une hauteur verticale de près d’un tiers de lieue au-dessus des petits cantons qui ; étaient à nos pieds, et que, de cette hauteur, ! quand les nuages ne venaient pas s’interposer entre la terre et nous, nous pouvions distinguer J parfaitement les villages , les flèches des églises, j les champs, leurs séparations par des haies , les j maisons, jusqu’à leurs contrevents verts, et ces " beaux lacs qui brillaient comme des nappes d’ar- f gent au milieu de toute cette verdure. La contrée j i nous paraissait riche, populeuse, cultivée avec j soin. Les maisons étaient blanches , propres, ; bien bâties. Quand un nuage venait se placer entre la terre et nous , il arrivait quelquefois qu’il se partageait, et qu’il s’y faisait une éclaircie par laquelle nous avions sur les petits cantons une véritable vue d’optique. Je ne puis vous exprimer le charme et la singularité de ce spectacle. Je vous ai parlé des ruines de Goldau. Je vous dois à cet égard quelques explications. ; 291 Au-dessus d’Art et sur la pente du Ruffiberg , on aperçoit du Rigi-Kulm une contrée âpre et sauvage , qui fait contraste avec ce qui l’entoure, et est couverte d’énormes blocs de rochers jetés le long de la montagne, depuis son sommet jusqu’à sa base, baignée par le lac deLowerz. Au milieu de ces rochers on distingue encore, le long du lac, quelques cheminées de maisons enfouies sous une masse considérable de débris. Ce sont les déplorables traces d’un affreux événement arrivé le 2 septembre 1806. Dans cette contrée, aujourd’hui si désolée, se trouvaient en \ 806 trois villages populeux , Gol- dau, Busingen et Rothen, placés sur la pente du Ruffiberg. Le 2 septembre, après de longues pluies, une des sommités du Ruffiberg se détacha de la montagne à cinq heures du soir, se précipita avec un fracas épouvantable jusqu’au fond de la vallée, ensevelit sous ses énormes débris les trois villages O et combla une partie du lac deLowerz; les eaux de ce lac, chassées de leur lit, franchirent les rives , s’élevèrent à une grande hauteur, se l'épan- dirent dans les campagnes et portèrent la désolation jusqu’à Séewen. Faut-il ajouter que plus de quatre cents personnes et une quantité considé- 292 rable d’animaux trouvèrent la mort sous ce déluge de pierres qui les couvre encore aujourd’hui? On ne put arracher à ces débris qu’une pauvre vieille femme et une chèvre. Toutes les tentatives qu’on fit pour pénétrer plus avant furent vaines , Et l’avare Achéron ne lâcha point sa proie. » Cet événement n’est-il pas horrible ? Le récit qui m’en fut fait sur le Kulm, en présence même des lieux témoins de ce grand désastre , me donna le frisson; je frémis encore en vous le racontant. On vient de tous les points de la Suisse pour voir sur le Rigi le lever du soleil. Ce spectacle , dit-on , est admirable ; et quand un étranger arrive à Lucerne dans l’été, c’est la première belle chose qu’on lui conseille d’aller voir. Le lever du soleil sur le Rigi est aussi populaire en Suisse que la chute du Rhin à Schaffouse , les glaciers et les lacs, mais il faut en acheter la vue par beaucoup de fatigues et souvent de tentatives inutiles, à cause des changements de temps et 295 des brouillards. Ces accidents, qui arrivent fréquemment sur le Rigi, y ont privé bien des voyageurs d’un spectacle qu’ils venaient chercher de fort loin. Nous ne pûmes nous décider à courir cette chance, et nous fîmes nos préparatifs pour descendre à Weggis. J’avais assez examiné la route en montant pour être certain que le retour serait la partie la plus difficile de notre voyage. Nous nous mîmes donc en route à trois heures ; mais alors, pendant que nous jouissions encore sur le Kuhn d’un ciel magnifique, un brouillard épais enveloppa tout à coup la montagne, à quelques centaines de pieds au-dessous de nous, et nous ne vîmes plus que des nuages qui menaçaient de remonter et de nous envelopper. Nous continuâmes néanmoins à descendre. Après un quart d’heure de marche, nous nous trouvâmes au milieu du nuage. Il me parut moins épais que je ne l’aurais cru d’après l’aspect qu’il présentait du haut delà montagne. C’était comme un brouillard humide et froid, et deux personnes pouvaient facilement se voir à la distance de trois ou quatre pas. Le plus grand inconvénient qui en résultait pour nous, était que les chevaux ne 294 lenaienl pas pied sur le roc* humide , ce qui nous forçait à marcher plus lentement et à redoubler de précautions. Pendant plus d’une heure nous fûmes dans le brouillard. Il cessa tout à fait quand nous arrivâmes à l’ermitage de Sainte-Croix, et nous nous retrouvâmes subitement avec un ciel bleu sur nos têtes, un soleil magnifique, et notre belle vue du matin sur le lac des Quatre-Cantons ,Weggisetses environs. Cette brusque transition, ce bien-être que nous faisaient éprouver la chaleur après l’humiclité, la clarté d’un beau soleil après l’obscurité du brouillard, nous causèrent une sensation dont j’essaierais vainement de vous retracer le charme. Tout le reste du voyage jusqu’à Weggis ne fut plus qu’un amusement, malgré l’extrême fatigue inséparable d’une course aussi pénible. En arrivant à Weggis, nous trouvâmes , prêt à partir pour Lucerne, un bateau conduit par deux rameurs. Nous nous embarquâmes aussitôt , quoique l’aubergiste de Weggis nous eût averti que la nuit nous prendrait sur le lac. En effet, une lieue avant Lucerne, la nuit arriva, et les bateliers n’eurent plus, pour se diriger 295 sur le lac, que la clarté des étoiles et les feux de Lucerne. Ce fut encore pour nous une dernière , mais délicieuse sensation , que le spectacle d’une belle nuit, vu au milieu du lac. Le bruit monotone- des rames qui frappaient les eaux en cadence, interrompait seul le silence qui nous environnait. Le balancement du bateau nous invitait presque au sommeil. Nos pensées erraient du mont Rigi au lac des Quatre-Cantons. Nous admirions leurs accidents si variés ; nous nous reportions aux événements dont ces lieux avaient été témoins ; nous faisions la revue des siècles passés ; et, au milieu de cette foule de sensations et de souvenirs , jamais il ne nous vint dans l’idée de songer aux dangers que nous pouvions courir, la .nuit, dans une frêle barque, sur un lac parsemé d’écueils, et seuls avec des bateliers qui, deux heures auparavant , nous étaient entièrement inconnus. Si ces idées avaient pu se faire jour un seul instant dans notre esprit, le charme eût été détruit , et d’une situation heureuse et paisible nous aurions fait une position pleine de malaise et d’inquiétudes. C’est une nouvelle preuve que, 29G dans la vie, pour être heureux , il ne faut pas trop prévoir. Nous arrivâmes enfin au quai de Lucerne , sains et saufs , mais épuisés de fatigue, et ayant eu à souffrir, tour à tour, pendant cette journée, du froid, de l’humidité et de la chaleur. Notre voyage avait duré seize heures, et nous laissait des impressions qui certainement ne s’effaceront jamais de notre mémoire. » CHAPITRE III. Départ de Lucerne. — Lac de Sempach. — Sursée. — Aaran. — Steln. — Rheinfelden. — Angit. — Retour à Bâle. Nous sommes partis ce [matin de Lucerne à cinq heures, par un temps magnifique. A peine sortis des portes de la ville, nous avons jeté un dernier regard sur le montJRigi et le lac des Quatre-Cantons. Nous avons aussi donné un regret 298 à Lucerne , ville si bien située, si remarquable sous tant de rapports. Nous avons suivi la route de Sursée, qui est fort belle. Les villages que nous traversions étaient généralement bien bâtis ; les maisons avaient en- > core la forme des cliâlets suisses, mais toutes les t v nouvelles constructions étaient de forme mo- f derne, ce qui nous démontrait que le génie du progrès avait aussi pénétré dans ce canton. Des deux côtés de la route nous apercevions des prairies ou des champs parfaitement cultivés ; ce n’était plus la Suisse telle que nous l’avions vue jusqu’alors, avec ses montagnes couvertes de neige , ses rochers escarpés , ses glaciers , ses bruyantes cascades; mais nous rencontrions des j; plaines fertilisées par de frais ruisseaux, et où l’on remarquait à peine de légères ondulations de terrain , des routes droites et unies plantées de beaux arbres, des récoltes de blé, d’avoine et d’orge. 11 est donc incontestable que la Suisse allemande , sous le rapport de la fertilité des terres et du bien-être qu’elle procure à ses habitants , est la meilleure partie de la Suisse. D’où vient pourtant que peu d’étrangers la visitent et que toutes les sympathies des touristes sont pour les 299 contrées montagneuses ? En voici, je crois , la cause On ne va en général chercher chez les autres que ce qu’on ne trouve pas chez soi or il y a en France et en Europe beaucoup de pays aussi beaux et aussi fertiles que la Suisse allemande , et il n’y a qu’un Oberland et une vallée de Cha- mouny. La Suisse allemande sera donc encore longtemps, malgré son heureuse situation, la fertilité de ses terres et ses sites gracieux, délaissée par les poètes et les peintres, qui vont surtout chercher en Suisse des inspirations et de fortes émotions. Nous arrivâmes sur les bords du beau lac de Sempach , que la route côtoie pendant quelques, minutes. La vue de ce lac, qui est un de ceux que nous apercevions du haut du Rigi, nous fit grand plaisir. Ses eaux étaient calmes et à peine ridées par le vent ; ses rives , couvertes de prairies et d’arbres fruitiers, formaient un paysage d’un aspect champêtre et agréable. Notre conducteur ne manqua pas de nous montrer de loin la chapelle construite à l’endroit même où tomba Léopold d’Autriche. C’est à l’extrémité septentrionale de ce lac 300 qu’est située la petite ville de Sursée, où nous nous arrêtâmes pour déjeuner, et où nous trouvâmes les plus grosses écrevisses qu’on nous eût encore servies en Suisse. De Sursée on voit parfaitement les monts Rigi et Pilate. On a aussi une , très-belle vue sur les hautes montagnes des cantons d’Uri etd’Unterwald. Cette petite ville, bien bâtie, et située dans une contrée fort agréable, nous plut beaucoup. Nous continuâmes notre route pour Aarau. Ce fut toujours la même suite de beaux villages, de riantes campagnes, de vertes prairies entremêlées de quelques accidents de terrain. J’avais peine à me croire en Suisse, et, sans les hautes montagnes qui bordaient l’horizon, j’aurais pu aussi bien prendre le pays que nous parcourions pour l’Alsace ou un des départements de la France. Enfin , à l’extrémité d’une grande plaine, nous aperçûmes Aarau. Nous y arrivâmes le soir, \ comme le jour finissait, et nous y passâmes la 5 nuit. { J’ai peu de choses à vous dire d’Aarau que je j n’ai fait qu’entrevoir. Cette ville est renommée • en Suisse par ses filatures, ses ateliers de coutel- lerie, ses manufactures d’indienne et surtout de 301 rubans. Le soir, je me rencontrai dans la salle à manger avec un gros homme, qui, voyant que j’étais Français et que j’arrivais de Paris , me demanda ce qu’on y pensait de la conduite du canton d’Argovie dans la question des jésuites. Ce brave homme croyait que tous les yeux de l’Europe étaient fixés sur son canton. Je me gardai bien de le détromper. Il faut laisser à chacun ses illusions. C’est un des passe-temps, et je dirais presque un des grands bonheurs de la vie. Le lendemain nous nous remîmes en route de bonne heure. La contrée continua à se montrer belle et fertile. Nous arrivâmes à Frick, gros bourg situé près de la jonction des routes d’Aarau et de Zurich , et de là à Stein, petite ville du canton de Schaffouse, où nous revîmes pour la première fois le Rhin depuis notre départ de Bâle. Nous rencontrâmes à Stein deux wurtembour- geois qui venaient de visiter les sources du Rhin dans le canton des Grisons. Ils nous entretinrent des difficultés qu’ils avaient été obligés de surmonter, surtout après avoir passé le lac de Constance. On voyait encore percer dans leur conversation et dans leur dé- I 502 marche, cette espèce de surexcitation que donne une difficulté vaincue et qui dispose à la causerie. Ils étaient jeunes, grands et forts , et comme de véritables touristes, avaient le long bâton ferré à la main et le petit havresac en cuir sur les épaules. Voici ce que j’ai retenu de leur conversation Le Rhin est formé par trois ruisseaux qui se réunissent près de Rheinau , dans le canton des Grisons. De ces trois ruisseaux, l’un sort du lac de ; Toma, sur la pente orientale du mont Saint- Gothard ; l’autre d’un lac près du mont dit Lukmanierberg, et le troisième jaillit d’un glacier nommé Rheinwald-Gletscher, situé à une hauteur de six mille pieds. Deux lieues après Rheinau, le Rhin arrive près , de la ville de Coire, en côtoyant le mont Ga- landa, dont la hauteur est de plus de huit mille pieds. S Il passe par la vallée de Feldkirch, où il ren- contre Ciller, qui, descendant du mont Arlberg, ï vient joindre ses eaux aux siennes. ; Il traverse ensuite une contrée pleine d’anciens \ 303 souvenirs , où l’on trouve le village de Rangkwis, originairement colonie romaine, les ruines du château de Montfort, autrefois résidence des célèbres comtes de Montfort, et Dornburen, le plus grand bourg de la monarchie autrichienne ; puis enfin à Brégenz, il entre dans le lac de Constance, qu’il traverse. Au-dessus de la ville de Stein se présentent les ruines du vieux château des seigneurs de Holien- klingen , qui tenaient Stein sous leur dépendance. Il paraît que ces seigneurs avaient fait durement peser le joug sur les habitants-, car, dès que ceux- ci trouvèrent le moment favorable, ils s’emparèrent du château par force ou par adresse, le ruinèrent de fond en comble, et recouvrèrent ainsi leur indépendance. C’est ce qui était déjà arrivé, ainsi que vous l’avez vu précédemment, aux autres petits tyrans des bords du Rhin, et ce qui arrivera toujours chaque fois que les opprimés recouvreront le sentiment de leur force et de leurs droits. Nous nous dirigeâmes ensuite sur Rheinfelden, autre ville située également sur le Rhin. Nous nous y arrêtâmes quelques instants pour voir le pont jeté sur le fleuve, qui, à cette place, est 304 excessivement étroit. Le pont repose en partie sur un rocher, sur lequel s’élevait autrefois ,1e château des comtes de Rheinfelden, démoli au quinzième siècle. > A une lieue de Rheinfelden, nous arrivâmes sur l’emplacement de l’ancienne colonie romaine , Augusta Rauracorum, établie sous l’empereur Auguste, dans le pays des Rauraciens, par le pro- consul L. Munatius Plancus. Ce lieu, où se joignent les cantons de Râle et s d’Argovie, s’appelle encore aujourd’hui Augst, qui est bien certainement l’abréviation de son I ancien nom Augusta. On y trouve quelques ruines f romaines, et, entre autres, un ancien aqueduc qui porte dans le pays le nom de Heidenloch trou des païens. D’Augst à Bâle nous n’avions qu’une distance ; de deux lieues. Ce ne fut plus qu’une promenade, car la route était fort belle. Nous passâmes devant un assez grand nombre de charmantes maisons de campagne appartenant aux riches citoyens de Bâle, et à six heures du soir nous étions de retour à Bâle. ! RÉSUMÉ Nous avons passé seulement un jour à Bâle, et le 8 août nous sommes arrivés à Strasbourg par le chemin de fer. Demain nous retournons directement à Paris par Nancy, demain il ne nous restera que la mémoire des beaux lieux que nous avons parcourus. Avant de quitter les bords duRhin, j’ai cherché à mettre un peu d’ordre dans mes souvenirs, à résumer en un mot mes impressions depuis mon départ de Paris. Je me suis demandé ce qui m’avait le plus fortement préoccupé pendant ce voyage. Quelle idée s’était mise en croupe et avait 20 506 constamment galoppé avec moi, pour emprunter le langage de mon vieil ami Horace. Etaient-ce les bords du Rhin de Bonn à Mayence? Etaient- ce les souvenirs du moyen âge ? Etait-ce la Suisse ? Était-ce le Rigi ? Sans nul doute ils ont puissamment excité mes émotions ; mais une autre idée s’est emparée plus fortement encore de moi, et ne m’a presque jamais quitté. Si je la perdais un instant de vue, elle reparaissait en toute occasion , sous toutes les formes, et ne me laissait point de trêve. Déjà vous l’avez vue cherchant à se faire jour dans mes entretiens avec le bon professeur de Got- tingue. Je vous en dois maintenant l’aveu complet. Eh bien , en traversant les provinces rhénanes, qui appartiennent aujourd’hui à la Prusse et au grand-duc de Hesse-Darmstadt, en voyant les fortifications d’Huningue rasées, la France m’a semblé humiliée, amoindrie , rapetissée , déchue, en un mot, du rang qu’elle a occupé dans tous les temps en Europe. Je sais qu’on viendra toujours me citer ses trente-quatre millions d’habitants ; mais il n’y a dans ce monde que des grandeurs relatives , et 307 si la France est entourée d’empires qui ont une population égale ou même supérieure à la sienne, elle pèse évidemment moins aujourd’hui, dans la balance de l’Europe , que sous Louis XIV, où aucun État ne pouvait lui être comparé. La révolution de 1830 avait paru pour un moment la replacer à son rang naturel; mais cette révolution, on l’a bientôt circonvenue, rendue inoffensive, énervée, à l’aide de notes diplomatiques et de protocoles , et, en définitive, on n’a rien fait pour soulager la France du poids de ses humiliations. Je vous citerai Huningue, entre autres exemples Lorsque, en 1680, Louis XIV bâtit la forteresse d’Huningue, la Suisse s’y opposa, et fit notifier cette opposition au cabinet de Versailles. Vous figurez-vous les petits Etats de la Suisse voulant empêcher le fier Louis XIV, ou même son ministre Louvois, tous deux dans la force de l’âge , de faire en France ce qu’ils jugeraient convenable pour la défense du pays ? Quand cette prétention arriva à Versailles , elle dut exciter parmi les courtisans un rire véritablement homérique. Aussi elle eut le sort qu’elle devait avoir on n’y fit aucune attention. On la 508 regarda comme le rêve d’esprits malades, oïl passa outre, et Huningue fut fortifié avec le soin consciencieux que Louis XIV apportait à ces sortes de constructions. Voilà que tout à coup, cent cinquante ans après, la même question se représente. Les petits Etats sont tenaces, et toujours prêts à se cramponner à leurs prétentions, parce qu’ils se figurent, à tort ou à raison, qu’on les traite avec trop de sans-façon. La Suisse avait conservé le souvenir de la mystification qu’elle avait éprouvée dans les salons de Versailles. Cela s’était transmis de génération en génération. Quand elle vit, en 1815, le lion à terre, elle voulut aussi lui donner son coup de pied, et elle fît revivre dans les conseils de la Sainte-Alliance la ridicule prétention qu’elle avait élevée cent cinquante ans auparavant. Un homme ayant quelque peu de raison croirait qu’on aurait répondu à l’envoyé suisse porteur d’une aussi incroyable mission Bon- homme, iaissez-nous régler les grands intérêts de l'Europe , et allez garder vos vaches. » Pas du tout. On accueillit sa demande avec faveur. 309 parce qu’elle contenait une grande humiliation pour la France, parce qu’elle tendait à imposer à cette nation, illustre entre toutes les nations du monde , une injurieuse prohibition, unique en Europe Et Huningue fut démoli ; Et on interdit à la France de relever ses glorieuses ruines ; Et voilà trente ans qu’un pareil traité subsiste ; Et depuis 1830 on ne l’a pas déchiré cent fois ! En vérité, il faut que nous soyons bien patients. J’en dirai autant des provinces rhénanes. Quand je les parcourais , j’y trouvais à chaque pas , surtout à Aix-la-Chapelle, les souvenirs de l’Empire. Est-ce à dire qu’il faille tenter de nouveau le hasard des combats et tâcher de revenir à ces temps, que j’appellerais presque fabuleux, où toute l’Europe continentale courbait la tête en frémissant sous notre joug? Non, sans doute. C’était de l’ivresse, du délire. Le moindre sous- lieutenant de l’empereur Napoléon se croyait pour le moins l’égal des petits souverains d’Allemagne,. et Dieu sait avec quel superbe dédain 510 tous ces imberbes, si étourdis , si imprudents, mais si braves, traitaient des ennemis qu’ils auraient dû respecter. Effaçons tous ces souvenirs de notre mémoire, et adoptons des idées plus modestes et plus justes sur les relations qui doivent exister entre des Etats indépendants. Mais cet esprit de modération et de justice dont je fais profession, ce désir sincère de la paix qui m’anime, ne peuvent m’empêcher de voir que la France n’a pas ses limites naturelles. Le grand édifice de la France, disposé par la nature en forme de carré, repose sur quatre piliers principaux, placés aux quatre angles, savoir Bayonne , Cherbourg , Mayence et Hu- ningue fortifié. Si vous ne lui rendez pas Mayence , et si les fortifications de Huningue ne sont pas rétablies, la France n’aura jamais qu’une position chancelante, et il est bien temps qu’elle reprenne enfin son assiette. Il est certain que les grands alliés , en 1815, se sont fait la part du lion. Ils voulaient, disaient-ils, effacer les traces de la révolution française , et remettre les choses dans le même état où elles étaient avant cette révolution ; mais alors ' ! 311 il fallait, en même temps qu’ils forçaient la France à se restreindre dans les limites qu’elle avait en 1790, imposer la même modération aux autres grands Etats de l’Europe , à l’égard des petits États. Qu’est-il arrivé , au contraire ? La Russie , l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre ont profité des dépouilles de leurs voisins, se sont démesurément agrandies, et la France est toujours restée la même ; et cependant tous ces gouvernements placent encore aujourd’hui la France en état de suspicion , et ne cessent de déclamer contre son incessante ambition. Ils crient au voleur, pour détourner, sans doute, les soupçons d’eux-mêmes , et afin qu’on n’aille pas regarder dans leurs poches. Eh bien ! à mon tour, je dirai aux puissances coalisées Vous persistez à vouloir maintenir la France dans le lit de Procuste ; mais prenez garde ! L’Angleterre, par l’organe de M. Canning, s’est vantée d’avoir, comme Éole, la faculté de déchaîner les tempêtes. C’était une grave erreur. A la France seule appartient ce pouvoir. Que l’Angleterre menace, qu’elle se lève, 312 qu’elle fasse la guerre il en résultera des luttes, des combats acharnés, mais pas une révolution. Que la France , à son tour, s’ébranle , et l’Europe sera remuée encore une fois jusque dans ses fondements. Vous donc, grands Etats de l’Europe, vous savez par expérience ce que peuvent les colères de la France. Beaucoup d’entre vous ne doivent leur existence qu’à sa pitié. Presque tous vous avez reçu l’aumône de sa magnanimité. Pour- quoi ne consentiriez-vous pas à réviser des traités faits ab irato, et à prendre pour base d’un nouveau traité la restitution à la France de toute cette pointe bornée au nord par le Rhin, de Bin- % gen à Mayence? Vous empêcheriez par là le retour inévitable de luttes sanglantes ; car il ne faut pas vous abuser sur les intentions de la France elle veut Mayence, elle veut que les fortifications d’Huningue soient relevées. Aujourd’hui elle dort 5 mais elle se réveillera , malgré les soins qu’on apporte à multiplier autour d’elle les narcotiques , et alors elle obtiendra par la force ce qu’il serait plus politique, plus salutaire, pour les gouvernants et les gouvernés, de lui attribuer par une concession. î 'f I Ü; 313 Au reste, la réunion à la France de Mayence et de la partie du grand-duché de Hesse-Darmstadt située de ce côté du Rhin est si juste et tellement commandée par la force des choses, que Charles X lui-même en avait été frappé. Des documents émanés du cabinet particulier de ce roi nous apprennent que, dans le but de la réunion, sous le ministère Martignac, des négociations avaient été entamées et suivies activement avec la Russie, dont l’influence était encore toute- puissante en Allemagne ; que tout en faisait présager le succès , quand une intrigue de cour renversa le ministère Martignac et lui substitua le ministère Polignac, qui ne sut pas marcher dans la voie qu’on lui avait ouverte, et brouilla tout. Je finirai donc ce journal de notre voyage en empruntant aux annales de la chambre des députés ce mot fameux Il y a quelque chose à faire ; Et c’est de rendre à la France ses limites naturelles. FIN. TABLE. Avant-Propos. PREMIÈRE PARTIE. VOYAGE DE PARIS A COLOGNE. Chap. i. — Départ de Paris pour Bruxelles. — Arrivée à Bruxelles. Chap. h. — Bruxelles, ses Monuments, ses Promenades. — Entretien sur les affaires publiques. Chap. iii. — Route de Bruxelles à Liège. — Idée générale de Liège. — Ses monuments. — Ses environs. Chap. iv. — Route de Liège à Aix-la Chapelle.—Verviers. — Rencontre d’un Prussien. — Entretien avec lui. — Sympathie des peuples d’Allemagne pour la France. — Zollverein. — Projet d’alliance. 518 Chap. v. — Aix-la Chapelle. 46 Chap. vi. — Aix-la-Chapelle suite. 55 Chap. vu. — Aix-la-Chapelle suite. 60 Chap. viii. — Aix-la-Chapelle fin. 69 Chap. ix. — Cologne. 75 Chap. x. — Cologne suite et fin. 80 DEUXIÈME PARTIE. VOYAGE SUR LE RHIN, DE BONN A STRASBOURG. Chap. i. — Bonn. — Embarquement sur le Rhin. — Le Paquebot et ses Passagers. 93 Chap. ii. — Kœnigswinter. — Les Sept Monts. — Chronique sur Roland. — Châteaux de Rheineck et de llam- merstein. 103 Chap. ni. — Ruines du château du Diable. — Origine de ce nom.— Andernach.— Neinvied. — Engers. — Ehren- breitstein. — Coblentz. 114 Chap. iv. — Stolzenfels. — Lahnstein. — Boppart. — Welmich. — Château de Rheinfels. — Saint-Goar. — Dîner à bord du paquebot. 126 Chap. v. — Le Lurley. — Schomberg. — Château des Comtes palatins. — Goutenfels.— Ôacharach.— Ruines de Slahleck. — Lorch. — Sonelk. — Château de Vogls- berg. 136 Chap. vi. — Vallée du Rhingau.—Château de Rudesheim. — Brœmser. — La Tour des Rats. — Bingen. — Le Bin- gerloch. — Le Johannisberg. 146 319 Chap. vu. — Winke!.—Ingelheim.— Château i!e Bibrick. — Arrivée à Mayence. 158 Chap. vm. — Mayence.— Son Origine.—Tribunal secret. — Motif de sou institution. — Ses Statuts. — Son influence.— Arrivée à Manheim. 163 Chap. ix. — Manheim. — Lever du Soleil. — Altrip. — Spire. — Philippsbourg. 180 Chap. x. — Germersheim. — Château de Trifels. — Richard-Cœur-de-Lion. — La Lauter. — Fort Louis. — Arrivée à Strasbourg. 188 TROISIÈME PARTIE. VOYAGE DE STRASBOURG A BALE ET A BERNE. Chap. i. — Strasbourg. — Départ pour Bâle. 197 Chap. ii. — Arrivée à Bâle. — Visite à Huningue. — Son état actuel. — Saint-Louis. — Mœurs et habitudes des Bâlois. 203 Chap. iii. — Bâle suite. 214 Chap. iv. — Route de Bâle à Berne. — Délémont. — Ta- vannes. — Pierre Pertuis. — Bienne. — Ile Saint- Pierre. — Aarberg. 220 Chap. v. — Berne. — Sa situation. — Ses Fontaines. — Histoire du duc de Zœrfhgen. 228 Chap. vi. — Suite de Berne. — Tour de l’Horloge, Cathédrale, Plate-forme. — Dîner à table d’hôte. — Tir fédéral de Bâle. 255 320 QUATRIÈME PARTIE. VOYAGE DE BERNE A LUCERNE. Chap. i. — Thun. — Unterseen. — Interlacken. — Remarques sur la race Anglo Saxonne. 247 Chap. ii. — Lac de Brientz. — Cascade du Giessbach. — Le Tanzplalz.— Meyringen. — Le Reichenbach.— Passage du Brunig. — Lungern. — Vallée de Sarnen. — Alpnach. — Lac des Quatre Cantons. — Arrivée à Lucerne. 255 CINQUIÈME PARTIE. LUCERNE. — LE R1GI. — RETOUR A BALE. Chap. i. — Lucerne. — Ponts. — Églises. — Cloître. — Arsenal. — Lion de Thorwaldsen. 277 Chap. ii. — Voyage au Rigi. 286 Chap. iii. — Départ de Lucerne. — Lac de Sempach. — Stirsée. — Aarau. — Stein. — Rbeinfelden. — Augst. — Retour à Bâle. 297 305 Résumé.
Ilaurait prononcé son fameux mot à Waterloo; Désavantager un adversaire enfreignant une règle; Cette fée est une méchante marraine bossue; Dans un restaurant, il se charge des boissons; Véhicule de secours; Application de mots croisés sur mobile; Après avoir terminé cette grille, vous pouvez continuer à jouer sans stress en visitant ce sujet
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Larévolution de Juillet est la deuxième révolution française, après celle de 1789.Elle porte sur le trône un nouveau roi, Louis-Philippe I er, à la tête d'un nouveau régime, la monarchie de Juillet, qui succède à la Seconde Restauration.Cette révolution se déroule sur trois journées, les 27, 28 et 29 juillet 1830, dites « Trois Glorieuses ».